Lise Thiry - Des virus et des hommes

virusQui pratique les « sciences humaines » a tendance à mythifier, à jalouser ou, au contraire, à mépriser les « sciences dures ». Le livre de Lise Thiry indique, dès son titre, qu’il existe des passerelles entre ces deux types de sciences que l’on ne cesse d’opposer : la célèbre virologue y traite des virus, bien entendu, mais aussi des hommes. Tout au long de son passionnant ouvrage, elle montre l’aspect profondément humain de la recherche scientifique. Les « sciences dures », sont, en effet, bel et bien humaines dans la mesure où les conditions de travail varient en fonction des chefs de laboratoire, de l’époque, des mœurs locales, du régime politique en place, de la guerre et de la paix, des moyens financiers, des rivalités entre savants, de l’urgence face aux épidémies en cours, etc. En outre, indépendamment des circonstances, la nature même du travail scientifique est tout à fait humaine, car, comme la biologiste le déclare d’emblée : « Il est vrai que le chercheur s’attache surtout à construire des questions. » (p. 15) Pas plus qu’un roman, un énoncé scientifique ne peut se targuer d’être un reflet transparent de la réalité extérieure. Si, grâce au va-et-vient entre expériences et théorie, il adhère évidemment au réel, il n’en demeure pas moins une construction intellectuelle, liée au regard que l’être humain porte sur ce qu’il observe. Regard qui classe, qui divise, qui range pour s’y retrouver dans la diversité foisonnante du monde. Ainsi, même la division biologique la plus stable aux yeux du profane, celle séparant les bactéries des virus, est-elle, nous apprend Lise Thiry, une vue de l’esprit, dans la mesure où il existe des microbes intermédiaires, comme l’agent de la psittacose, responsable d’une maladie pulmonaire chez le perroquet : « En fait, la nature ne classe pas ses ouailles dans des tiroirs étanches. C’est notre esprit scientifique qui essaie de mettre de l’ordre dans un continuum. » (p. 47)

Fille du poète Marcel Thiry, Lise Thiry a travaillé ici avec la complicité d’un ami écrivain, Carmelo Virone, et consigne ses souvenirs en s’adressant à toutes et tous. Son essai est pluriel : il est personnel sans être intime, éducatif sans être pédant, scientifique, politique et historique. Il s’agit à la fois d’un ouvrage de vulgarisation, instructif à chaque page, d’une réflexion sur les conditions du savoir et d’un récit, celui d’une carrière extrêmement riche en expériences, qui conduit une virologue « curieuse comme une chèvre » (selon l’expression de sa mère) à voyager énormément, aussi bien en Europe et aux États-Unis que dans la Russie soviétique. Le voyage dans l’espace se double d’un voyage dans l’infiniment petit : on lit, bien entendu, avec une attention particulière les chapitres consacrés au virus du sida, mais on rencontre quantité d’autres virus, improbables et intrigants, au fil des pages.

Lise Thiry, au cœur même de la part scientifique de son propos, a le mérite de ménager le suspense en nous racontant ses découvertes pas à pas, comme si l’on était avec elle dans le laboratoire. Elle n’abuse cependant pas de ce procédé, notant par exemple à la fin du vingt-quatrième chapitre : « comment le virus se multiplie-t-il dans la glande mammaire de la mère ? Pour une tentative d’explication, il va nous falloir attendre presque dix ans. Mais le lecteur impatient peut sans attendre aller lire le chapitre 28. » Comme cette dernière citation le prouve, Lise Thiry, qui plus est, ne manque pas d’humour. Celui-ci se donne à lire notamment dans ses sous-titres, où abondent les paronomases (« Des dessins pour les médecins » ou « Les virus russes »), les calembours (« Fausse piste sur le cancer du col ») ou les énigmes (« Pierre Alechinsky in utero »). Ces détails participent au charme du passionnant témoignage de cette scientifique passionnée.

Laurent Demoulin
Juin 2013

Lise Thiry (avec la collaboration de Carmelo Virone), Des virus et des hommes. Un demi-siècle de recherches et d’engagement, Charleroi, Couleur livres, 2012.

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