Marc-Antoine Mathieu - Le Décalage

décalageLe Décalage est, comme son nom l’indique, décalé. Décalé en termes de chronologie narrative tout d’abord. Par exemple, la couverture cartonnée de cette bande dessinée est en fait la septième planche de l’album. Il s’agit d’une séquence découpée en plusieurs cases montrant au lecteur divers personnages dont le héros, Julius Corentin, en passe de franchir « le mur du temps » sur un « lit ivre » (p.7) volant à grande vitesse – une référence on ne peut plus équivoque aux déambulations oniriques du célèbre personnage de l’artiste américain Winsor McCay, Little Nemo.

Cette première scène de la ‘pseudo-couverture’ ainsi que les pages qui suivent nous révèlent que le héros est en fait victime d’un ‘dérapage narratif’. Le protagoniste a, semble-t-il, quelque peu précipité le départ de l’histoire. Il a sauté une case, pour ainsi dire, et est en avance sur ‘son temps’. L’un des personnages secondaires assistant à la fuite de Julius conclut d’ailleurs à propos de celui-ci qu’on ne le verra plus, « ou alors dans une autre histoire » (ibid.). Dans la continuité de ce raisonnement non dénué d’une certaine logique, le protagoniste disparaît en effet provisoirement de sa propre aventure ; il devient invisible et inaudible, du moins aux yeux et aux oreilles des autres personnages de l’album restés coincés, eux, dans le rythme et la temporalité initiales du récit, ayant « loupé la fenêtre de la mise en orbite de l’histoire » (p.13).

Alors que le protagoniste se transforme en narrateur de sa propre histoire et commente son absence, non sans ironie, les personnages secondaires, eux, prennent petit à petit conscience du dérèglement de la narration dont ils subissent les conséquences. La suite de l’album s’articule autour d’une quête où la fiction et, dans une moindre mesure, les caractéristiques formelles de la bande dessinée elle-même, sont au centre du récit – lui-même a priori dénué de toute(s) histoire(s)…

Si vous n’avez pas tout bien saisi, c’est sans doute car le ton et l’humour du livre sont, eux aussi, décalés. Le Décalage flirte en effet avec l’absurde. Julius Corentin, par exemple, « témoin de [sa] propre inexistence » dans le récit, se demande si ce dernier « exist[e] » bel et bien (p.17). De manière similaire, les personnages secondaires se questionnent sur la « légitimité » de leur histoire puisque la ‘perte’ du héros les fait désormais tourner « en roue libre » dans l’univers diégétique (p.13). En l’ « absence de contexte », ils se retrouvent « hors scénario » – plongés dans « le rien » (p.18). Ce ‘rien’ devient d’ailleurs l’une des préoccupations les plus importantes de ces personnages, perturbés par cette « absence d’aventure dans un monde programmé pour l’aventure » (p.22).

Si Le Décalage s’apparente donc à un exercice de style métafictionnel quelque peu tiré par les cheveux et intellectualisant, il n’en reste pas moins un livre agréable et accessible dont les drôleries auto-référentielles ne s’essoufflent pas. Ceci est peut-être dû au fait que l’auteur n’en est pas à son coup d’essai. Le Décalage est en fait le sixième tome d’une série intitulée Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves dont les autres volumes s’adonnent aussi à des expérimentations sur la matérialité et le concept du livre-objet. Rassurons cependant le lecteur, Le Décalage peut se lire indépendamment des tomes précédents ; il est aussi, vous l’aurez deviné, en décalage par rapport au reste de la série.

Christophe Dony
Juin 2013

Le Décalage, Marc-Antoine Mathieu, Delcourt, 2010

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