Plus qu’un habile archer, Guillaume Tell est un héros représentant l’indépendance de la Suisse. Sa légende, authentique ou non, va prendre vie sur scène à l’Opéra de Liège.
Vieille de sept siècles, l’histoire voudrait que, à une époque où les Habsbourg tentent de dominer la région d’Uri, Herman Gessler, représentant de l’empereur romain germanique Albert Ier, fit ériger un poteau coiffé d’un chapeau autrichien, symbole de domination. Tous les habitants devaient le saluer à chaque passage, sans quoi, ils étaient condamnés à mort. Guillaume Tell, un ancien mercenaire vivant dans les montagnes, passa devant ce poteau sans se soumettre à l’obligation. Dénoncé, il plaida l’ignorance et la distraction. Une alternative à la peine de mort lui fut imposée : viser une pomme posée sur la tête de son propre fils. Fin tireur, il fendit la pomme en deux sans blesser l’enfant. Cependant, lorsque Gessler se rendit compte qu’il avait une seconde flèche qu’il lui destinait, en cas d’échec, il le fit arrêter. Lors de son transfert en bateau vers une prison lointaine, le vent se leva et la tempête fit rage. Tell, plus enclin que quiconque à la navigation, fut détaché afin de pouvoir conduire le navire jusqu’à la terre ferme. Guillaume Tell alors sauta bas de l’embarcation et la repoussa du pied, pour gagner un peu de temps, pour se préparer à affronter ses geôliers. Il put ainsi abattre le bailli, d’une seule flèche.
Histoire vraie ou légende, c’est en tout cas le mythe de la libération de la Suisse, apportant du courage à un peuple désespéré. Guillaume Tell représente un idéal d’indépendance face à un Empire dominant. Il est devenu un symbole dont la popularité dépasse les frontières suisses. Sa légende prendra au cours du temps de multiples formes artistiques, de la littérature au théâtre, et du cinéma à la musique et singulièrement à l’opéra. Le belge André-Modeste Grétry fut le premier, en 1791, à lui consacrer un opéra. L’italien Gioachino Rossini le suivit, en 1829.
André-Ernest-Modeste Grétry apprend la musique à Liège, jusqu’à ses dix-huit ans. Il obtient alors une bourse pour poursuivre sa formation à Rome. Ensuite, son séjour en France lui permettra de composer des œuvres mêlant une mélodie italienne à une déclamation à la française. Il séduit ainsi de part et d’autre des Alpes. On dit de lui qu’il rassemble simplicité de moyens, clarté et langage musical naturel. Il porte le deuil de ses filles lorsqu’il écrit son Guillaume Tell. Les divertissements qu’il était, jusque là, capable de composer connaîtront donc un certain essoufflement. Grétry est un compositeur et auteur dont la production témoigne d’un enthousiasme pour la liberté (celle du régime qui voit le jour). Il a foi en l’Empire et celui-ci le lui rendra. Guillaume Tell est une mise en abîme de ce que connaît la société française en ce lendemain de révolution.
Grétry connaîtra le succès tant en Italie qu’en France, mais aussi à Genève. Alors que son passage par la Cour française est un échec, Voltaire le rassure par ces mots : « La Cour a dénigré tes chants dont Paris a dit les merveilles, Grétry, les oreilles des grands sont souvent de grandes oreilles ». De ses héritages français et italiens, Grétry tire une ligne mélodique simple, désireux que son langage musical permette d’exalter les sentiments. Le domaine de prédilection de Grétry est l’opéra-comique (il en créa une quarantaine) mélangeant subtilement humour, sensibilité et, parfois, mièvrerie. Pour lui, le chant et la basse sont deux éléments qui comptent réellement, il dit d’ailleurs qu’ « un chant sans basse, n’est que corps sans âme ». Si, entre les deux, l’harmonie paraît faible, il faut se rappeler qu’une certaine « esthétique du vide » était de mise à l’époque. Grétry aime alterner couplets et refrain de manière à ce qu’ils créent une boucle, une attente et une répétition nécessaire pour rassurer son public. La richesse de l’expression doit pouvoir contrebalancer une orchestration moins riche afin de pouvoir dégager sa subtilité et s’ajuster comme il se doit avec le texte. L’artiste conserve ce style d’écriture, qui lui est habituel, pour composer Guillaume Tell.
Rossini (gauche) - Grétry (droite)Rossini, au contraire, compose une œuvre forte, capable de compenser la médiocrité de son livret. Son écriture se fait différente, plus sombre. Son Guillaume Tell est bien loin du côté populaire que peuvent avoir certaines de ses autres créations, alors que notre compatriote fait de ce côté populaire la base même de son travail et l’utilise pour créer un opéra-comique.
Tirés tous deux de la pièce de Friedrich Von Schiller, les livrets des deux compositeurs sont également différents : le texte de Sedaine, pour l’opéra de Grétry, reprend beaucoup de la légende et du drame de Von Schiller tout en y apportant une certaine légèreté propre à son style personnel. Guillaume Tell y est un personnage simple et pur. Le livret d’Étienne de Jouy et Hippolyte Bis, pour l’opéra de Rossini, modifie le personnage de Guillaume Tell. Celui-ci devient fier et adopte une attitude très démonstrative, faisant de lui un personnage sombre.
Dans les deux cas, l’action se déroule en plein cœur de la Suisse. Les deux compositeurs créent les atmosphères particulières grâce à un choix particulier d’instruments (par exemple les cordes pour le cadre alpin et les trompettes pour les scènes de combat). Là où Grétry place le ranz des vaches, ce chant traditionnel suisse, dans son ouverture, Rossini inclut l’air suisse qu’il a en tête à différentes reprises, métamorphosant l’air populaire en « grande musique ».
Rossini recherche une profondeur de l’expression dramatique. Pas besoin de redite, de boucle (alors que c’est une des marques de fabrique chez Grétry). Le récitatif est dramatique. Il parvient à équilibrer la mélodie et la masse orchestrale avec l’expression dramatique et la musique pure. L’exaltation de l’héroïsme s’exprime par les chants solennels, les airs de bravoure et les récitatifs emplis de passion de Guillaume Tell, son personnage domine tous les autres. Il incarne une puissance dramatique qui, chez Grétry, n’existe pas à ce point. Chez Rossini, trois hommes décident de se venger de la mort de l’un d’entre eux et de libérer la Suisse. Les différents cantons leur emboîtent le pas et s’unissent afin de contrer la domination autrichienne. « Que la gloire puisse exalter nos cœurs » témoigne de l’importance consacrée, dans cet opéra, au combat mené. Guillaume Tell partage le premier rôle avec un autre militant, Arnold, en qui il ne faut voir que le miroir de Guillaume, incarnant lui aussi cette figure du fier combattant. Cette cohabitation d’un combat personnel mené de concert avec la lutte d’une société toute entière, telle est l’efficacité de Guillaume Tell.
À la fin, dans le tutti final de Grétry se mêlent instruments, chœur et solistes. Le climat est joyeux et optimiste. Là ou chez le compositeur italien, malgré une commune victoire suisse, la joie de la victoire est plus en retenue.
Dans le contexte de l’époque, au lendemain de la révolution française, Grétry présente un Guillaume Tell proche de la légende. Son opéra repose sur une certaine légèreté faisant du personnage de Tell le héros d’un conte plus que le porte-drapeau d’un mouvement libérateur. Rossini, au contraire, malgré un contexte tout autre, adapte son style, pour dépeindre un climat plus tendu, mettant l’accent sur le combat et ses enjeux politiques.
Sylvie Grégoire
Juin 2013
Sylvie Grégoire est étudiante en 1re année de master en Arts du spectacle