Grétry et l’opéra-comique : entretien avec Philippe Vendrix

En cette année 2013, les festivités destinées à célébrer le bicentenaire de la mort d’André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813) se poursuivent. Après la première mondiale de L’Officier de fortune en début de saison, l’Opéra royal de Wallonie s’apprête, du 7 au 15 juin prochain, à faire découvrir à ses spectateurs le Guillaume Tell de Grétry, dont un enregistrement sera également produit par la maison de disques Musique en Wallonie. Philippe Vendrix, professeur de musicologie à l’Université de Liège et directeur scientifique, en 1992, d’une publication intitulée Grétry et l’Europe de l’opéra-comique, a accepté à cette occasion de revenir sur ce célèbre compositeur liégeois et le genre dans lequel il s’est illustré, à savoir l’opéra-comique.

vendrixQu’est-ce qui a suscité votre intérêt pour la personnalité et la musique de Grétry ?

Tout a débuté en 1985, lors de l’année européenne de la musique : étudiant, j’avais proposé à l’échevinat des musées de dresser l’inventaire des pièces conservées dans le musée Grétry. Ce fut l’occasion de me pencher sur la vie et l’œuvre du compositeur liégeois, et d’en mesurer l’intérêt. Ensuite, en 1991, avec le soutien de Raymond Rossius et de Robert Wangermée, j’ai organisé un colloque international sur Grétry. Depuis, ce n’est que très occasionnellement que je reviens sur la carrière de l’auteur de Lucile.

Bien qu’il ait également composé quelques œuvres instrumentales et religieuses, Grétry est avant tout connu comme l’un des maîtres de l’opéra-comique français. En quoi consistent précisément son originalité et son apport pour ce genre ?

Grétry intervient sur la scène parisienne au moment précis où l’opéra-comique prend forme. Le genre dont la caractéristique essentielle consiste en l’alternance du parler et du chanter avait puisé ses modèles dans la tradition française du théâtre des foires et dans la vivacité créative de l’opera buffa italien. Grétry connaît parfaitement bien ces deux traditions. Il sait également que pour créer un opéra-comique, il faut non seulement de l’inspiration musicale, mais aussi (et surtout) un librettiste de talent. Et Grétry les a tous croisés, ou presque, durant sa carrière à Paris : sans Marmontel puis Sedaine, Grétry n’aurait pu parvenir au succès qui accompagna ses œuvres pendant trois décennies. La réussite d’un opéra-comique tient donc à l’efficacité de sa narration dramatique, à la juste distribution des sections parlées et chantées, au choix judicieux des tournures mélodiques.

Parmi les innombrables opéras-comiques de Grétry, quels sont ceux qui, selon vous, illustrent le mieux ce rôle capital et pourquoi ?

L’opéra-comique est un genre de mode. Inutile d’y chercher la démonstration d’un subtil contrepoint, la résolution d’une problématique formelle. La durée de vie d’un opéra-comique est donc relativement limitée, même si on peut goûter ses reprises. Si Grétry n’avait pas imaginé pratiquement tous les ans une œuvre nouvelle qui put séduire les spectateurs des théâtres et de la cour, sans doute n’aurait-il pas cette place que lui accorde l’histoire du théâtre musical. De Lucile à Guillaume Tell, les réussites s’enchaînent : Le Tableau parlant, Zémire et Azor, La Fausse Magie, Le Jugement de Midas, Richard Cœur-de-Lion, pour n’en citer qu’une poignée. Tous les opéras-comiques que Grétry offrit au public ne rencontrèrent pas nécessairement le succès. Ils démontrent que le compositeur liégeois était sans cesse en quête d’expériences nouvelles en matière de dramaturgie musicale.

Richard Cœur-de-Lion a été perçu par certains auteurs comme la « dernière » œuvre phare du musicien, après laquelle sa verve créatrice aurait définitivement décliné. Dans son ouvrage Grétry ou Le triomphe de l’Opéra-Comique, Ronald Lessens considère ainsi qu’« aucune œuvre postérieure, ou presque aucune, ne gagnerait à reprendre vie sur la scène ». Quant à Grimm, il souligne déjà à l’époque « l’espèce de négligence avec laquelle Grétry travaille aujourd’hui tout ce qu’il fait ». Quel crédit faut-il accorder à de tels jugements et où faut-il dès lors situer Guillaume Tell dans la production de Grétry, un opéra paru en 1791 dans le contexte agité de la Révolution française et que l’ORW s’apprête à remonter ?

Entre Richard et Guillaume, Grétry achève quelques partitions intéressantes. Ensuite, les choses ne sont plus les mêmes. Et il n’y a pas que la Révolution à être passée par là : Grétry a perdu deux de ses filles. Il ne tient sans doute pas à participer activement aux nouveaux modèles de production, préférant cultiver ses amitiés auxquelles il adresse une correspondance soutenue et à l’écriture autobiographique ou philosophique. 

guillaumetellGuillaume Tell, tout comme Richard Cœur-de-Lion, a été composé par Grétry sur base d’un livret de Michel-Jean Sedaine (1719-1797). Comment décririez-vous leur collaboration, d’où émergèrent également des œuvres telles que Le Magnifique, Amphitryon ou encore Raoul Barbe-Bleue ?

Grétry a souvent rencontré les librettistes avec lesquels il fallait absolument travailler. Sedaine en fait partie. S’ils ont signé de belles œuvres, Guillaume Tell se démarque. Sedaine était un monarchiste à présent confronté à un autre régime, il connaissait alors – 1790-1791 – des revers de fortune. Bref, il livre à son comparse un livret rapidement ficelé, mais habilement choisi. Et Grétry se prête au jeu : il y a une énergie toute révolutionnaire dans ce Guillaume. Le plus étrange, à la fois pour un compositeur qui s’est exprimé sur mille choses et pour une collaboration aussi longue, c’est que peu d’éléments permettent de se faire une idée précise des relations entre Grétry et Sedaine. En revanche, il est aisé de dresser la liste des apports de Sedaine à l’histoire du théâtre lyrique : le goût des couleurs locales, l’ancrage social du drame dans la bourgeoisie, la force de caractérisation musicale des numéros. Lorsque Grétry entame sa collaboration avec Sedaine, celui-ci a déjà une belle production à son actif.  

Lors du colloque Grétry, un musicien dans l’Europe des Lumières qui s’est tenu à Liège les 24-25 septembre 2012, vous vous étiez penché sur « la place de Grétry du18e siècle au 20e siècle ». Quelle a donc été cette « place » au cours des trois siècles passés et quelle est-elle de nos jours ? Reste-t-il des choses à (re)découvrir ?

Il est toujours difficile d’accorder une place à un compositeur. Le regard que Grétry porte à la musique n’est pas celui de Vivaldi. Encore moins celui de Bach. Certes, il n’est pas nécessaire d’étudier La Rosière de Salency pour devenir compositeur, alors que certaines œuvres restent incontournables. Comme je le disais, Grétry perçoit et façonne les modes. Il évolue dans le milieu du théâtre qui possède des caractéristiques qui ne sont pas celles de la salle symphonique, qui suppose une autre manière d’écouter, de regarder, de comprendre. Ce qui distingue Grétry de nombreux autres compositeurs d’opéras-comiques, c’est certainement d’avoir dépassé ce cadre. Ses œuvres se sont inscrites, discrètement certes, au répertoire. Parce qu’il sait construire musicalement un personnage, Grétry sera toujours source d’inspiration.

Barbara Bong
Juin 2013

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Barbara Bong est musicologue et journaliste indépendante.

microgrisPhilippe Vendrix enseigne la musicologie à l’Université de Liège et a été directeur scientifique d’une publication intitulée Grétry et l’Europe de l’opéra-comique.