Cet été, j’aimerais prendre le temps de relire La Ballade de la mer salée d’Hugo Pratt, premier véritable roman en bande dessinée et premier volet des aventures de Corto Maltese, paru d’abord en italien dans une revue en 1967 et traduit en français dans un album publié par Casterman en 1975.
En art comme dans la nature, il existe des états instables. Ainsi, l’eau posée sur le feu, après un moment, cesse d’être cent pour cent liquide et n’est pourtant pas encore vapeur : elle bout. Ainsi bout l’œuvre poétique incomparable de Baudelaire dans un état intermédiaire entre le romantisme et la modernité. Ainsi bout l’album Sgt Peppers des Beatles entre la musique de danse et le rock psychédélique. Ainsi bout La Ballade de la mer salée, qui correspond à cet état instable et précieux séparant la bande dessinée d’aventures pour adolescents ou pour enfants d’une bande dessinée autre, adulte, poétique, politique. Il y a encore un héros, mais celui-ci n’est plus du tout inscrit dans le schéma manichéen des bons et des mauvais. Corto Maltese est d’abord un pirate, et, qui plus est, un personnage secondaire, dont l’importance augmente très lentement au fil de ce long récit. Et celui qui ressemble le plus à un vrai méchant, le terrible Raspoutine, est attachant à sa manière. Tous les personnages existent, sont pluriels, partagés, humains : Cranio, Mélanésien aux propos indépendantistes, Tarao, le marin impassible, Christian Slutter, l’officier allemand obéissant malgré lui à des ordres qu’il réprouve, le Moine, chef énigmatique des pirates, Caïn, leur prisonnier, à la fois innocent et arrogant… Et, enfin, la cousine de Caïn, Pandora. Pandora… Un vrai personnage féminin fort et intelligent, n’ayant rien à voir avec les pin-up qui vont bientôt peupler la bande dessinée pour adultes.
La Ballade de la mer salée, malgré le nombre élevé de ses pages, est un pur moment de grâce artistique. Une porte qui s’ouvre : tout semble possible, alors, à ce moment-là, dans l’histoire de la bande dessinée… Depuis lors, un très petit nombre de ces possibles a été exploité. Mais ce n’est pas grave, il nous reste une trace de ce vacillement salutaire : l’album de Pratt, qui ne vieillit pas.
Enfin, au cœur de ce long bouillonnement, à la fin du volume, une page bout une seconde fois, bout au carré, une page durant laquelle une histoire d’amour semble s’ébaucher pour s’interrompre aussitôt. Elle est là, en puissance, presque silencieuse, et tire une part de sa splendeur de n’être pas exploitée (elle non plus). En voici le dialogue :
– Hé ! Bijou romantique !
– Bonjour Corto Maltese.
– Eh ! Mais comme tu es belle ! Tu me fais penser à un tango d’Arola que j’écoutais au cabaret « Parda Flora » à Buenos Aires.
– Il y avait peut-être quelqu’un qui me ressemblait.
– Non, c’est justement parce que tu ne ressembles à personne que j’aurais voulu te rencontrer toujours… n’importe où…
– Je ne viendrai pas avec vous Corto Maltese !
– Je sais !… Adieu Pandora !
À mes yeux, oui, la plus belle page de toute l’histoire de la bande dessinée.
Laurent Demoulin
Juin 2013
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