La tabelle, une pénalité pour les libraires (et leurs clients)

pulDans une lettre ouverte adressée à Fadila Laanan, la ministre de la Culture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et publiée dans La Libre Belgique le 27 avril dernier, Nicolas Javaux, Laure Lemahieu & Catherine Victor, de la librairie Pax à Liège, s’inquiètent de la situation des librairies indépendantes en Belgique et réclament « des mesures concrètes et immédiates : loi sur le prix unique du livre, suppression de la tabelle devenue totalement obsolète depuis l’euro, mise en place de critères de qualité et de proximité pour les adjudications de marchés publics  ». Tanguy Habrand, auteur en 2007 d’une étude sur le sujet (Le Prix fixe du livre en Belgique aux Impressions Nouvelles) et, en 2010, du rapport « Harmoniser le prix du livre importé de France » réalisé pour le Ministère de la Communauté française du Belgique, revient sur ce serpent de mer de la politique du livre en Belgique francophone.

Un petit point historique : qu’est-ce que la tabelle ? Quand et pourquoi a-t-elle été créée ?

La tabelle correspond historiquement à une table de conversion permettant d’appliquer un prix supérieur à celui fixé par les taux de change effectifs. Appliquée à partir de 1974 aux livres édités en France et vendus en Belgique (et plus généralement à tout livre importé), elle permettait aux importateurs-distributeurs de régler leurs frais de douane tout en leur servant de garantie face aux risques liés aux variations des taux de change. Le prix français du livre était donc converti en francs belges avec un taux supérieur de 8 à 14 % au taux de change selon le prix de départ de l’ouvrage. Si les lecteurs belges payaient à l’époque leurs livres plus chers que les lecteurs français, on peut considérer qu’il y avait une raison objective à cela.

Mais pourquoi, plus de dix ans après la mise en place de l’euro, la tabelle est-elle toujours appliquée ?

Elle a été une première fois remise en question dès 1987 avec la suppression des droits de douane dans l’Union européenne. Elle n’était en effet plus conforme avec l’article 30 du Traité de Rome sur la libre circulation des marchandises. Avec l’entrée en usage de l’Euro entre 1999 et 2002, les derniers arguments pour la maintenir ont disparu. Et pourtant elle existe toujours mais sous un nouveau vocable : on ne parle plus de tabelle mais de mark-up. Et seuls l’appliquent deux distributeurs-importateurs filiales de groupes français installés en Belgique : Dilibel, filiale de Hachette (qui distribue également Albin Michel), et Interforum Benelux, filiale d’Editis. Soit entre 50 et 60% des titres français vendus en Belgique, dont de très nombreux best-sellers (Marc Levy, Guillaume Musso, Harlan Coben, Douglas Kennedy, Amélie Nothomb, Larousse, Le Livre de Poche, etc.). Le mark-up est supérieur à 12% dans la plupart des cas. Les autres éditeurs (Gallimard, Le Seuil, Actes Sud, Minuit, Flammarion), qui ont leur propre outil de distribution ou passent par d’autres distributeurs, n’y ont pas recours. Leurs livres sont dès lors vendus au même prix en France et en Belgique. Techniquement, le libraire belge pourrait vendre les livres importés par Dilibel et Interforum au prix français mais ce serait économiquement intenable.

Personne ne conteste ?

Il y a eu des contestations très vives, y compris de la part d’éditeurs français. Ceux qui s’opposent surtout au mark-up sont les libraires, un certain nombre d’auteurs et, par solidarité, les éditeurs belges. Le syndicat des libraires a déposé une plainte en 2006 auprès du Conseil de la Concurrence, le seul à pouvoir supprimer le mark-up, mais il a été débouté en 2009. Ses appels ont été tous rejetés et, en 2010, l’affaire a définitivement été classée. Pour les partisans du mark-up, le débat n’a plus de raison d’être.

La tabelle et le « prix unique du livre » sont-ils liés ?

La mise en place d’un prix unique fixé par l’éditeur, que le libraire ne peut pas dépasser ni baisser – comme c’est le cas en France – de plus de 5%, ne peut pas régler la question du mark-up. Par ailleurs, aussi importante reste la question du prix unique, il ne faut pas perdre de vue que le contexte évolue : le principal concurrent de la librairie indépendante, en Belgique en particulier, n’est peut-être plus à chercher du côté des chaînes culturelles et des grandes surfaces, mais plutôt de la vente en ligne. Le lecteur belge peut aujourd’hui acheter des livres sur Amazon moins cher que chez son libraire, étant donné qu’Amazon pratique un prix français sans mark-up et ne fait pas systématiquement payer les frais de port. Cela signifie qu’à l’heure actuelle, pour le libraire belge, le mark-up est plus que jamais un problème.

Comment Dilibel et Interforum justifient-ils son maintien ?

Un point incontestable est le coût salarial en Belgique plus élevé qu’en France. Mais l’on explique aussi que la France soutiendrait mieux le marché du livre que la Belgique, que la configuration du paysage de la librairie chez nous ne serait pas la même que chez nos voisins, ou l’on évoque encore des coûts liés à la promotion. L’argumentaire est en définitive assez vague et c’est sans doute ce qui fait sa force.

Vous qui suivez ce débat depuis plusieurs années, vous êtes plutôt pessimiste sur son évolution ?

Il suffit de lire les journaux pour voir que la librairie se porte mal. Le secteur se remet lourdement en question et tente par tous les moyens de développer son attractivité par rapport à la concurrence. Malheureusement, les libraires ont leurs limites et un dossier comme la tabelle ne peut pas se résoudre sans volonté politique. Soit on part du principe que la librairie fait partie d’un monde révolu et qu’il est temps de passer à autre chose, soit on se montre attentif à ses arguments.

 

Michel Paquot
Mai 2013

crayongris2
Michel Paquot est journaliste indépendant.

microgrisTanguy Habrand est chercheur au Département des arts et sciences de la communication et membre du  Centre d'étude du livre contemporain (CELIC)

Voir son parcours chercheur sur Reflexions

 



Site de la libraire Pax
Voir l'article de Reflexions : Le prix fixe du livre