Depuis son premier recueil de poème paru en 1967 jusqu’à L’Helpe mineure publié en 2009 et le journal de l’année 2009, À l’ombre de mes propos, sorti l’année suivante, Hubert Nyssen est l’auteur d’une œuvre importante finalement assez méconnue. C’est elle que le colloque entend mettre en lumière ?
Tout à fait. L’éditeur a, d’une certaine manière, caché l’écrivain. C’est comme tel qu’il était interviewé et apparaissait la plupart du temps dans les médias. L’édition était une activité très absorbante. Actes Sud, c’est aujourd’hui plus de dix mille titres, plusieurs prix littéraires importants, dont deux fois le Goncourt, mais aussi un centre culturel avec une librairie, un espace de concert et d'exposition, des cinémas, etc. Il ne faut pourtant pas oublier que, chez Nyssen, l’écrivain a précédé l’éditeur. Dans l'immédiat après-guerre, il anime à Bruxelles un cercle littéraire avec quelques amis communistes. Ayant abandonné ses études de lettres à l'ULB – après un zéro pointé décerné par Gustave Charlier, hostile à ce cercle –, il devient rédacteur publicitaire avant de fonder en 1957 sa propre agence, Plans, à laquelle il associe très vite un théâtre, où il fait notamment jouer son adaptation du Journal d’un fou de Gogol interprété par Guy Lesire. Il y organise également des expositions d’artistes contemporains, tels Fontana ou Tapiés, fait jouer des ensembles de musique classique ou donne sa chance à des chanteurs comme Barbara ou Julos Beaucarne. Et, toujours à l’enseigne de Plans, il publie des petits livres, déjà sous le format des futurs Actes Sud, reprenant le texte des spectacles.
Et puis vient Le Nom de l’arbre…
C’est en 1973 qu’il publie chez Grasset son premier roman, Le Nom de l’arbre dont il avait écrit une première mouture beaucoup plus longue sous le titre L’Homme de gauche. Il l’avait soumise à Max-Paul Fouchet qui l’avait proposée à Grasset où elle avait été acceptée moyennant une refonte. C'est peut-être bien son chef-d’œuvre et c'est, en tout cas, une machine narrative très habile marquée déjà du sceau de la maturité et par une esthétique de la discontinuité, de la fragmentation, de la répétition. Interrogeant les personnalités qui ont été les siennes entre la fin de son enfance et les débuts de l'âge mûr, en telle sorte qu'il les absorbe toutes à la manière d'une poupée russe, le héros, Louis Quien, ne cesse de se refaire le récit de sa rencontre amoureuse avec une jeune enseignante d’histoire de l’art, une jolie rousse flamboyante rencontrée à la fin de ses études secondaires. Et qui, engagée dans des activités de résistance, est arrêtée par la Gestapo puis déportée dans un camp dont elle ne reviendra pas. Le roman commence par cette disparition et remonte vers leur rencontre, comme si l’auteur voulait ainsi sauver la possibilité du bonheur. Le héros apprend que, selon toute vraisemblance, son amie a été suppliciée. Cette figure de la femme suppliciée, métonymie de toutes les femmes aimées, ne va pas cesser de hanter le personnage comme elle aura hanté l'auteur tout au long de sa longue vie. Le jeune Nyssen a effectivement connu, sous l'Occupation, une telle rencontre et une telle perte. Et il a lui-même confié tardivement que sa volonté de ne rien perdre de son temps de vie et de créativité lui a été dictée par cette hantise, comme par une sorte de dette affective et symbolique. Ce n’est pas un hasard si sa carrière romanesque commencée par ce roman se termine, trente-cinq ans plus tard, avec Les Déchirements et L’Helpe mineure qui racontent la même histoire sous un autre point de vue.
Le Nom de l’arbre possède par ailleurs une dimension politique importante. C’est en effet l’une des rares œuvres à réussir à parler avec autant de finesse et de précision, sur le terrain de la fiction, d’une part, du progressif démantèlement de la Belgique – il va de la Belgique nationaliste et patriotique autour de 1914 à celle de la Question royale –, et d’autre part de la période belge de l’Occupation. Et enfin, troisième raison pour laquelle ce roman méritait d’être réédité dans une collection de classiques de la littérature belge, son auteur est représentatif d’une génération de romanciers qui, à la charnière des années 1960-70, autour de Pierre Mertens, Jean Muno, Gaston Compère ou Jean-Pierre Verheggen, se sont éloignés de l’esthétique néo-classique propre à la génération littéraire précédente, qui vivait dans la fiction d'un français universaliste et dans un rapport à la Belgique fait de « déshistorisation » et de dénégation. Cette nouvelle génération, dont Hubert Nyssen est avec ce roman un représentant très remarquable, a permis à la Belgique de trouver, un temps, le moyen de se dire sans complaisance et sans complexe d’infériorité.
Quatorze autres romans vont suivre. Comment caractériseriez-vous son œuvre?
Le Nom de l’arbre forme, avec La mer traversée (1979) et Des arbres dans la tête (1982), une trilogie à la fois autobiographique et très belge puisqu’elle décrit les transformations du pays : respectivement de la Belgique nationaliste et patriotique à la Question royale, la percée nord-sud accompagnée la destruction urbanistique de la ville et l’incendie de l’Innovation en 1967. Dans ses romans suivants, dont certains seront primés, il s’éloigne de cet enracinement belge et de ses obsessions très personnelles avant d’y revenir à la fin de sa carrière avec Zeg ou les infortunes de la fiction, Les Déchirements et L’Helpe mineure. Tout son imaginaire est centré sur le symbolisme de la perte et de l’archive : la femme disparue, le carnet perdu, les souvenirs qui s’effilochent, les archives brûlées… Hubert Nyssen est un grand romancier du désir, le désir n’étant jamais que la poursuite d’un objet manquant. Toute son œuvre gravite en spirale, avec des thèmes et obsessions qui reviennent en permanence, autour des thèmes de la perte, du manque, de la lacune. Comme si la militante rousse disparue avait continué à hanter par son absence toute l’œuvre future. Et sans doute cette disparition a-t-elle fait naître en lui l’obsession de la trace. Ne pas laisser disparaître les preuves de ce qu’on a été. C’est une œuvre qui attend encore d’être évaluée à sa pleine valeur parce qu’on en n’a pas encore suffisamment fait valoir la cohérence. Elle n’est pas formée de la juxtaposition de romans mais le fruit d’un projet de plus en plus subtil et raffiné sur les rapports entre le réel et la fiction, le langage et les choses, l’image et l’objet représenté.
Michel Paquot
Avril 2013
Michel Paquot est journaliste indépendant.
Hubert Nyssen, Dits et inédits, Actes Sud, 173 pages, 22,50 € Hubert Nyssen, Le Nom de l’arbre, Espaces Nord, 398 pages, 9 €. Postface de Benoît Denis et Pascal Durand. Paru en 2009, un volume de la collection Thésaurus reprend les cinq premiers romans d’Hubert Nyssen: Le Nom de l'arbre (1973) - La Mer traversée (1979) - Les Arbres dans la tête (1982) - Eléonore à Dresde (1983) - Les Rois borgnes (1985).
Journée d’étude organisée par le Centre d’Étude du Livre Contemporain
Les écritures d'Hubert Nyssen
Université de Liège, 8 mai 2013, Séminaire McLuhan (matinée) et Salle Lumière (après-midi), place du 20-Août, 2e étage.
9h : Jeannine Paque, « Fragmentation, dérive et spécularité des voix narratives : du Nom de l’arbre aux Déchirements »
9h40 : Nancy Delhalle, « Le paradoxe de l’amateur de théâtre : entre institution et fiction »
10h40 : Gérald Purnelle, « La poésie d’Hubert Nyssen
11h20 : Projection (en présence de la réalisatrice Sylvie Deleule et de Christine Le Boeuf) du documentaire Hubert Nyssen, à livre ouvert (série Empreintes, France 5)
14h30 : Pascal Durand, « Nyssen essayiste : théorie et pratique du paratexte »
15h10 : Marc-Emmanuel Mélon, « Photos d’Algérie : Nyssen sur le terrain »
16h10 : Tanguy Habrand, « Actes Sud, une maison et son image
16h50 : Présentation (table ronde) par quatre étudiants de leur projet de travail de fin d’étude sur divers aspects de l’œuvre et de la carrière d’Hubert Nyssen.