Temps de la vie, temps de l’histoire
Les essais et les conférences qu’Alexander Kluge a réunis dans De la Grammaire du Temps développent une réflexion incessante sur les niveaux temporels multiples dans lesquels se déroule l’existence humaine1. Autour de cette problématique s’articulent des questions portant sur l’histoire, la politique, les pouvoirs et les fonctions de la littérature et de la culture. Le premier essai du recueil, le « Discours sur Theodor Fontane » – consacré au grand romancier réaliste allemand du 19e siècle – thématise précisément l’écart qui sépare la vie immédiate des êtres humains, le champ accessible à leurs actions et sentiments, et les processus historiques qui décident de leur destin :
Les vraies évolutions – celles qui peuvent mettre les hommes à genoux – se produisent dans le mouvement historique, c’est-à-dire sous la forme d’événements sociétaux sur lesquels nos sens immédiats ne peuvent dire que peu de choses […]. Ce n’est pas dans la sphère proche, qui nous est accessible, que sont prises les décisions. C’est dans la sphère lointaine, qui ne nous est pas accessible, pour laquelle nous ne disposons pas dans nos sens des télescopes (ou des microscopes) appropriés que se produisent les véritables chocs. (p. 10)
Cette disjonction entre l’échelle des processus sociaux décisifs et celle des projets conscients entraîne une mise en question radicale des rapports entre l’histoire et la politique, rapports qui ne semblent pouvoir se décliner que sous la forme d’un écart indépassable entre des temporalités incompatibles et inconciliables. Dans son Discours, Alexander Kluge assigne aux œuvres esthétiques la tâche de traiter cet écart entre sphères temporelles différentes, de manière à « transformer radicalement ces disproportions » : « Des écrivains ne deviennent pas des écrivains politiques parce qu’ils adhèrent à une pratique politique, mais parce qu’ils contribuent, sous formes d’histoires, à introduire enfin ce qui ordinairement n’est pas considéré comme politique, mais qui constitue bel et bien un enjeu politique. » (p. 16) L’opération propre des pratiques esthétiques consisterait alors à tisser des liens entre la sphère proche des relations immédiates et la sphère lointaine des évolutions structurelles qui décident de la vie et de la mort des êtres humains. Il s’agit de réinscrire les mouvements sociaux et historiques dans le champ de ce qui est directement accessible aux sujets :
C’est un exemple du rapport entre l’Histoire et les histoires des relations humaines ; et nous n’avons d’expérience naturelle que dans ce dernier domaine […]. Dans les grands romans ou nouvelles, la vie d’êtres humains dans ce qu’elle a de concret est dictée – et ils en meurent – par des impératifs sociaux. C’est pour cela que nous n’avons pas de télescopes, pour cela que nous n’avons pas d’outils de perception. (p. 11)
La disproportion et le décalage entre ordres temporels, entre l’histoire et la sphère immédiate de l’existence font l’objet, chez Kluge, d’une confrontation tant avec le monde contemporain qu’avec l’histoire récente de l’Allemagne. Les catastrophes qu’a connues l’Allemagne au 20e siècle renvoient à des impasses, voire à des pathologies, au niveau du rapport avec les temps : « Il n’est pas pratique du tout que le bouleversement des familles allemandes [face à la guerre], qui aurait eu une signification importante pour les victimes d’Auschwitz en 1942, soit rattrapé des décennies plus tard, car aujourd’hui c’est un bouleversement que son absence de temporalité rend, pour l’essentiel, inutilisable. » (p. 17) Cet écart entre l’Histoire et les événements propres à la sphère intime des émotions implique un rapport à la politique dont les affects dominants sont la passivité et la résignation :
Le fait que, dans notre pays, nous soyons toujours bouleversés au mauvais moment et ne nous autorisions pas ce bouleversement aux bons moments – et j’évoque là quelque chose d’extrêmement grave – est une conséquence de ce que nous considérons le politique comme un domaine dont autres s’occupent pour nous [...] (p. 17)
En réalité, selon Kluge, si les écrivains peuvent revêtir une fonction politique tout simplement en relatant les situations concrètes de l’existence, c’est parce que, entre ces situations et le champ des événements historiques, un lien existe, que constituent les sentiments : « [L’idée est erronée] qui veut que la politique constitue un domaine bien particulier. Alors que c’est un degré d’intensité particulier de tout, de tout sentiment quotidien, de toute pratique » (p. 16). Malgré la différence de degré, la sphère de la politique et de l’histoire et celle du quotidien ne sont pas absolument séparées : la circulation des sentiments opère, par des transformations des degrés d’intensité, la communication entre les deux domaines. C’est pourquoi la littérature peut interpréter le mouvement des puissances historiques tout en se concentrant sur les objets immédiats du quotidien. Dans le Discours prononcé lors de la remise du prix Kleist, Kluge affirme :
Robert Musil ne s’est apparemment pas beaucoup intéressé à ces événements qui font l’actualité. Il traite presque exclusivement de deux décennies, lesquelles ont polarisé toute son attention […]. Ce sont les forces qui mènent à la première guerre mondiale qu’il décrit et qui, par ailleurs, le handicapent à chaque fois dans l’achèvement de son texte monumental. On peut dire que le grand fragment romanesque de 2036 pages ne décrit finalement rien d’autre que la préparation de la Première Guerre mondiale, du point de vue d’un groupe de personnes qui ne sont pas décisives pour la prise de décisions, qui donc représentent le particulier face à l’évolution générale, ce que l’on peut moins toucher du doigt : des gens qui se considèrent eux-mêmes comme des personnages secondaires. (p. 82)