Léon-Gontran Damas : Dernière escale, dernière revendication

Les éditions Le Regard du texte viennent de publier un luxueux coffret contenant un recueil posthume du poète Guyanais Léon-Gontran Damas,  intitulé Dernière escale, où il clame, une fois encore, les injustices subies par les peuples noirs.

Dans le cadre du colloque What is Africa to me now? , je voudrais présenter un recueil de poèmes du Guyanais Léon-Gontran Damas qui avait des attaches avec la Belgique et plus particulièrement avec Liège. Non seulement le troisième homme de la négritude avait eu pour illustrateur le pacifiste flamand Frans Masereel, mais son préfacier pour la première réédition de Pigments était Robert Goffin, le premier spécialiste du jazz. Colette Seghers mentionne à plusieurs reprises Langston Hughes et le spécialiste de jazz belge, Robert Goffin, deux amis qui faisaient partie du cénacle autour de son mari, l’éditeur Pierre Seghers1. Ami e.a. d’Armstrong et de Bessie Smith, le francophone laissa un vif souvenir dans son esprit:

Si l’on pense à [Robert Goffin], c’est aux dimensions de l’Amazone ! Avocat des causes retentissantes, (…),président du Pen Club belge – comment évoquer sa stature, son énergie, le Mississippi de poésie qui prend sa source en lui et nous emporte ?2

Poète et critique littéraire, Goffin avait contribué à l'anthologie de Nancy Cunard (Negro. An Anthology, 1934), avec deux entrées traduites par Samuel Beckett. On peut supposer que, Goffin ayant publié également sur Mallarmé, Damas doit à son influence les échos intertextuels avec Un coup de dés (1914), ainsi que la recherche d’une typographie révolutionnaire 

Enfin, bien qu'ombragé par Senghor et Césaire, Damas doit sa notoriété (relative) en partie à un troisième Belge, Lilyan Kesteloot. En 1963, elle défendait sa thèse : Les écrivains noirs de langue française (à l'ULB), ouvrage de référence en la matière, traduite et rééditée.

Mais Damas était également venu dans notre pays à plusieurs reprises. En effet, il avait participé à plusieurs festivals de poésie, à Knokke-le-Zoute, et avait également donné des entretiens au journal Le Soir.

escaleAujourd’hui, j’applaudis la sortie de Dernière escale, un recueil d’une cinquantaine de poèmes que le poète, décédé en 1978, semble avoir retenus, alors qu’ils étaient prêts pour la publication. 

Frontispice original de Dernière Escale par Jay Ramier.
©Jay Ramier/Le Regard du Texte

Le recueil aurait dû s’intituler « Mine de riens ». Damas a tant joué sur cette expression. La « mine à la fois réjouie et éplorée / le regard torve » (DE 35) :  c’est ainsi que le poète commence le recueil. Il y livre ici pour une énième fois l'autoportrait biffé et miné par la peur de dé/plaire, dé/ranger, dé/lier ses affectueux lecteurs et critiques. Mine de riens, titre polysémique, renvoie à la servitude des premiers esclaves au Nouveau Monde, non les Africains déportés, les « migrants nus », mais les Amérindiens morts dans les mines de l'Eldorado. C’est encore leur « label » (comme Black-Label le sien propre) pour les Antillo-Guyanais qui n'en finissent pas d'être « minés » par le mimétisme colonial (Peau noire, masques blancs ), noués dans la « postcolonial mimicry » (Bhabha). Entre imiter l'autre et rester soi, entre inauthenticité et autodérision, le poète grave une fois de plus dans ce beau papier vélin son dégoût de l'insignifiance et de l'autodépréciation qui semble le lot des Guyanais et des Noirs dans le « tout-Monde ». Mine de riens, enfin, parce que, camouflant qu'il s'agit d'une dernière libation à ses ancêtres à la fois africains, amérindiens, européens, le poète de Black-Label offre quelques-uns de ces contes antillo-guyanais les plus travaillés en les confiant au « Coffret acajou ».

À l’image du récipient dans lequel mûrissent les grands crus et les spiritueux des « Isles de l'Aventure, Isles de l’Aventure / Isles à la Dérive / Isles de la Flibuste / Isles de la Boucane / Isles de la Tortue/ lsles à Nègreries / Isles à Sucreries / Isles de la Mort-Vive » (Black-Label), le coffret « bleu comme le blues et l'homme de la nuit, conservera longtemps cette somme de poèmes imprimés sur papier chiffon » (Poujols, p. V). Il contient les messages du poète souffrant des bleus à l'âme.

Dernière escale renoue avec les « Graffiti » volontiers provocateurs et insolents où l'enfance afro-amérindienne creuse le lit des déboires de l'adulte. Dans « La voix de la navette4 », Geoffrey Hartman décrit le travail de la poésie comme la reddition d'une voix muette, celle de la victime violée (Philomèle dans La Poétique d'Aristote) et à qui l'agresseur avait coupé la langue pour l'empêcher de dénoncer le crime. La métaphore servirait, ma foi, à l'œuvre poétique de Damas qui connaît un même « chemin de Damas » : en 1937, Pigments a été saisi pour « atteinte à la sûreté de l’État », en 1938, Retour de Guyane déplaît, voire scandalise les autorités coloniales. Enfin, grand nombre d’Inédits restent encore scellés et les rééditions des recueils ont connu des péripéties diverses. Le poète dépité semble pourtant avoir rêvé d’une « commémoration » pour sa propre voix de marron « silenciée » également par les confrères de sa génération et celle d’après. Enfin, « voix de la la navette », parce que ce poète plein de « courroux » (il faisait élever près de Kourou sa propre stèle mortuaire), avait malgré tout très à cœur les premiers « projets » muséaux et « lois mémorielles » :

Parviendra-t-il jamais le cortège au point mort
Voici debout la Stèle
Défiant le Ciel
Défiant le Vent
Défiant le Temps (BL 43)

repris dans « Tandis qu'il agonise »:

Et
D'eux-mêmes
Les vers
S'inscrivent
Au fronton du mausolée marmoréen
Debout à l'image agrandie
De ce qui fut
Au rythme d'une nuit
Afro-cubaine (N 137)

photo © Présence Africaine Éditions, D.R

damasPar « la voix de la navette », je fais allusion à la « fusée de rage » que l'Antillo-Guyanais lance encore dans Dernière escale. Dans un des poèmes les plus forts, « À la rubrique des chiens crevés », Damas ose mettre dos à dos les cultes de mémoire inégaux pour les juifs d'une part, et les Noirs, de l'autre. Ainsi dénonce t-il l'inégale attention dans la République à deux communautés ayant souffert et sacrifié les leurs dans la Seconde Guerre mondiale. Ce « nœud de mémoire » était déjà présent dans « Croyez-m'en », où Damas commémore d'un même mouvement : « [s]es amis morts en celui qui avait nom Robert /Robert DESNOS » (PN 85). Damas attaque violemment l’hypocrisie d’une République qui se prétend « égalitaire » et se comporte encore comme une nation coloniale en opprimant des individus en marge (pour des raisons de « race », de classe, de gender et de religion). Bref, ce nouveau recueil se maintient parfaitement dans la lignée de ses œuvres antérieures, et s’accorde bien avec les essais de ses contemporains, tels le Martiniquais Fanon (Peau noire, masques blancs, 1952) et le Français d’origine juive Claude Lévi-Strauss (Race et histoire, 1952) qui avait objecté que la France des déclarations des droits de l’homme était loin d’être réalisée dans les faits.  

Le nouveau cycle poétique renoue d'abord avec les légendes amérindiennes (Dernière Escale, pp. 22-24) et avec l'Amérindien : dans un long poème, « Sauvage-de-bon-sens », Damas s'imagine un Cacique débarquer à Paris, paré de plumes d'ara et promu au rang de « Sauvage-de-bon-sens » dans les « salons de Madame la Dussèche de la Bagatelle » (Dernière Escale, p.26) : l'esprit caustique montre le visiteur aux bonnes manières happer la main tendue par l'hôtesse au lieu de simplement « la baiser » .

Dans un second temps, Damas reprend aussi ce qu'il avait déjà entamé dans Pigments Névralgies, la dénonciation de la guerre et la contribution des Noirs aux guerres mondiales, et plus encore, l'absence de la « chair à canon » dans les commémorations pour les victimes de la Seconde Guerre, qu’il ose mettre en contraste notamment avec les victimes de la Shoah dans les musées et autres activités muséales (« À la rubrique des chiens crevés »). En passant il écorche encore le français et le latin : « de secula / seculo /rhum » (Dernière Escale, p. 38) et se moque des intellectuels de son temps, « les allergogues de Lévy-Bruhl », lui qui était poursuivi de cauchemars de valses avec « tonton Gobineau » et « cousin Hitler » (Pigments, « Nuit blanche »).

Mais surtout, Dernière escale reprend le « limbé » ou chagrin d'amour, ce « black-out en quête d'Elle » qui était déjà un rif dans Black-Label (Black-Label, 82). Le deuxième volet, Iles/ Elles, ajoute à la douleur de l'exil (la Ligne géographique) la Ligne épidermique qui sépare et éloigne : « Nous n'irons plus / Tous les deux /Avant que tombe la nuit / Sur nos vies parallèles/ Et nos rêves éveillés / Nous n'irons plus voir confondre / Confondues / Et les noires et les blanches / en une seule et même /touche » (Dernière escale, p. 91). L'« Obsession » (quatrième poème de Pigments) reste cet « interdit au fanal rouge », à savoir le couple mixte et à travers lui l'union de deux cultures, la synthèse de traditions musicales (Ravel et Armstrong).

Kathleen Gyssels
Mars 2013

 

crayongris2Kathleen Gyssels enseigne les littératures francophones postcoloniales, le théâtre caibéen et les théories postcoloniales à l'Université d'Anvers et à l'Université de Gand. Dans le cadre du colloque ULg "What is Africa to me now ?", elle a présenté une conférence intitulée The Africa they ransacked / the Africa they robbed me of’: Damas’ Vindication of His (M)Otherland and the Restitution of Its Heritage

 

 


 

 

Damas, Léon-Gontran, Dernière escale, éd. Le Regard du Texte, atelier Mérat-Auger, Paris, décembre 2012, textes présentés et annotés par Sandrine Poujols. [Coffret, 1 volume, 144 p., 979-10-92079-00-5; 350 €]

 


 

1 Seghers, Colette, Pierre Seghers, un homme couvert de noms (1981, Ed. Seghers, 2006).

2 Ibid., p.104.

3 La note en fin de volume par ailleurs indique: "achevé d'imprimer à Paris le 6 décembre 2012."

4 Hartman, Geoffrey, "La voix de la navette", in Sémantique de la poésie, T. Todorov, W. Empson, J. Cohen, G. Hartman, F. Rigolot, Seuil, 1979, 128-154.