Benoît Peeters est allé à la rencontre de l’auteur de Quartier lointain et du Journal de mon père. Le résultat est L’Homme qui dessine, un long et passionnant livre d’entretiens. L’occasion de faire le point sur l’apport et la spécificité du manga avec Frédéric Paques, qui enseigne l’Histoire de la bande dessinée à l’ULg.
« Je trouve que la reconnaissance que j’ai dépasse déjà tout ce que je pouvais espérer. Je ne le dis pas par modestie, je le pense vraiment. J’ai même parfois le sentiment que le succès et la reconnaissance me dépassent et il m’arrive d’en avoir peur. » Considéré au Japon comme un auteur de mangas parmi d’autres intéressants, Jirô Taniguchi, 65 ans, est reconnu en France comme un vrai auteur de bandes dessinées. Il est le seul à être sorti du carcan du manga et à voir son travail publié dans de beaux albums, et dans le sens de lecture occidental, notamment chez Casterman au sein de la très select collection Écritures dédiée aux dessinateurs français et internationaux de haut niveau. S’il a été primé deux fois au Festival d’Angoulême, pour le scénario de Quartier lointain en 2003 et, deux ans plus tard, pour le dessin du deuxième tome du Sommeil des dieux, il n’a toujours pas, de manière assez inexplicable, été élu Grand Prix. « Il le mériterait, comme d’ailleurs d’autres grands auteurs internationaux, Mattotti ou Cris Ware. pense Benoît Peeters qui s’est longuement entretenu avec lui dans un gros et beau livre qui vient de paraître, L’Homme qui dessine. Il serait temps que le prix acquiert une ouverture mondiale. »
« C’est quelqu’un que je connais depuis assez longtemps et avec qui j’ai développé des liens assez amicaux malgré la barrière de la langue puisqu’il parle très peu l’anglais et moi pas du tout le japonais, poursuit le scénariste des Cités Obscures. Il y a quelques années, j’ai fait un film sur lui dans la série Comics d’Arte et j’ai eu envie de pousser plus loin le dialogue. Il a suivi un parcours d’artisan dans le monde des mangas. Il a d’abord été assistant, faisant des travaux de commandes, et puis, peu à peu, a évolué vers une bande dessinée très personnelle. Il a depuis longtemps une vraie curiosité pour la bande dessinée européenne. »
Jirô Taniguch et Benoît Peeters
Une curiosité qui remonte à sa découverte de Blueberry à la toute fin des années 1970 lorsqu’il travaillait comme assistant chez Kyûta Ishikawa. « Jean Giraud, plus encore que Moebius, est devenu un modèle pour moi, m’indiquant une direction dans laquelle je voulais aller, se souvient-il. Je cherchais un style de dessin qui ait un registre plus large que ce que je pratiquais jusqu’alors. Mon dessin avait quelque chose d’un peu rigide, de sérieux, voire d’austère, mais en intégrant certains éléments de la BD européenne, j’ai notamment pu y intégrer une forme d’humour. Je me suis mis aussi à réfléchir au réalisme. Ce n’est pas parce qu’on dessine plein de détails que le dessin est réaliste ; même avec des ellipses, on peut donner une impression de réalisme. »
Il découvre à l’époque d’autres auteurs européens, Moebius, Bilal, Druillet, Schuiten dans Métal Hurlant, dont il admire les dessins faute de pouvoir comprendre les textes. Au milieu des années 2000, c’est sur un scénario de Moebius qu’il dessinera Icare. Entretemps, il a découvert la France. La première fois qu’il y est venu, c’est en 1991 pour le Festival d’Angoulême, à une époque où aucune de ses histoires n’est encore traduite en français. Il lui faut en effet encore attendre un peu avant de voir publiés L’Homme qui marche (1995) et Le Chien Blanco (1996) dans la collection Sakka chez Casterman, puis, au début des années 2000, Au temps du Botchan, au Seuil, à chaque fois dans le sens de lecture original. Chez Casterman, toujours, paraît bizarrement sur grand format, entre 1999 et 2004, une première édition en trois tomes du Journal de mon père. Et c’est Quartier lointain qui, en 2002, inaugure la collection Écritures initiée par Benoît Peeters, digne successeur des Romans (À Suivre) qui vient de fêter ses dix ans.
« Taniguchi est un très grand narrateur, un très grand metteur en scène, ajoute son intervieweur. Il est l’un de ceux qui a introduit une qualité d’émotion en bande dessinée. Il est un peu à part. Son dessin a des aspects qui le rapprochent plus de la BD européenne. Il a connu dans le monde francophone une reconnaissance qu’il n’avait jamais eue au Japon. Et c’est en France que Quartier lointain a été adapté au cinéma. »
Frédéric Paques, qui étudie la bande dessinée, ancienne et contemporaine, enseigne l’histoire de cet art à l’ULg.
Qu’est-ce que le manga a apporté à la bande dessinée ?
C’est une manière assez différente de raconter, notamment dans la représentation du temps. Dans un manga, le dessinateur n’hésite pas à démultiplier le nombre de cases pour représenter un événement d’une durée assez courte. C’est vrai pour les scènes d’action mais aussi plus contemplatives comme on en trouve par exemple chez Taniguchi. Certains jeunes auteurs franco-belges ont voulu faire du manga sans en avoir digéré les codes, sans en avoir compris les subtilités narratives. Le résultat était alors plutôt une copie formelle, superficielle du style manga, des personnages avec de grands yeux, etc. Mais les éléments propres au manga sont de plus en plus repris à bon escient. J’ai l’impression que, maintenant, ça influe de manière plus diffuse, que c’est plus difficile à déceler.
C’est au niveau de la narration que le manga a surtout apporté quelque chose de neuf ?
Tout à fait. La narration, la manière dont on raconte, dont on découpe le récit est une composante essentielle de la bande dessinée. C’est une question de rythme. Mais il faut dire que nous ne connaissons que très peu de mangas par rapport à tout ce qui est produit au Japon. D’un point de vue économique, une dizaine de titres se taillent chez nous la part du lion. On ne connaît donc qu’une part infime de ce que le manga peut offrir comme type de récits, même si quelques éditeurs, comme Cornelius, font un excellent travail de traductions de travaux fondamentaux. Le manga est un domaine au moins aussi varié que la bande dessinée occidentale.
Comment expliquez-vous le succès des mangas dans le monde francophone ?
Je pense – mais je peux me tromper – qu’ils touchent un public adolescent qui, s’il n’en lisait pas, ne lirait pas de BD. Le manga touche un univers qui se rapproche de celui du jeu vidéo, de certains dessins animés, il fait partie, pour ces lecteurs, d’une culture plus globale. Il peut refléter aussi une fascination pour le Japon. C’est aussi une manière pour ces lecteurs de se distinguer de leurs parents, comme ce fut longtemps le cas avec la bande dessinée ou la science-fiction. C’est assez générationnel. Les séries les plus vendues – Dragon Ball, Naruto, One Piece – sont des shônen, des mangas destinés aux jeunes garçons, de type nekketsu. Ce sont des récits hyper-codifiés qui tournent autour de l’idée d’une certaine réussite, de persévérance, du triomphe sur l’adversité. Ce sont des héros positifs toujours en mouvement et la dramatisation est plus puissante, plus impressionnante que dans la BD franco-belge. C’est aussi du feuilleton dont les lecteurs retrouvent la magie. On est pris en haleine et, comme les parutions sont très soutenues, on ne doit pas attendre un ou deux ans, voire plus, comme chez nous, pour connaitre la suite. On est sûr d’avoir la fin, même si c’est dans quarante albums.
Dans ce contexte, où se situe Taniguchi ?
Ses premiers albums traduits étaient très différents des premiers shônen mangas traduits en français. A priori, ils s’adressaient à des adultes, ne comportaient aucune violence. Il y a chez Taniguchi un côté contemplatif avec une gestion du temps tout à fait atypique pour les Occidentaux. Il donne une vision du Japon à laquelle on n’était pas habitué, à la fois proche et différente. Alors qu’il a aussi fait des mangas violents, une série sur le catch, sa série Blanco avec un chien génétiquement modifié, etc., comme on l'a découverte ensuite. Sa production est extrêmement variée.
Michel Paquot
Mars 2013
Michel Paquot est journaliste indépendant.
Frédéric Paques enseigne l'histoire de la bande dessinée au sein du Département des sciences historiques de l'ULg.
Benoît Peeters enseigne la pratique de l'édition dans le Département d'Information et Communication.
Taniguchi, L’Homme qui dessine, entretiens avec Benoît Peeters, Casterman, 189 p., 20 €