Mais Patar et Aubier seraient majoritairement liés au découpage et au son, soit. Il est vrai que les liens entre Ernest et Célestine et le travail habituel des réalisateurs belges ne sont pas bien difficiles à établir, fussent-ils relativement subtils. Dans le découpage, on retrouve effectivement une tendance à rompre volontairement le point de vue classique de l’animation enfantine, qui expose souvent l’action de manière frontale ou latérale et dans une cohérence stylistique affirmée. Patar et Aubier sont passés maîtres dans l’art de dénoncer le processus de l’animation de manière humoristique, ne serait-ce que par la capacité de métamorphose des personnages dans Pic Pic André Shoow ou, plus concrètement encore, la rigidité des jouets de Panique au Village. C’est tout naturellement le processus du dessin qui, dans Ernest et Célestine, tient une place prépondérante : de par la passion de Célestine, bien sûr, mais aussi dans ces nombreux plans où le personnage, le décor, l’action se dessinent d’eux-mêmes à l’écran : l’introduction et la conclusion montrent ainsi Ernest prendre lentement forme sous des traits simples tandis qu’une séquence montre, sous l’influence de Gabrielle Vincent une fois encore, un paysage en aquarelle naître taches par taches. Citons également ce plan, surprenant, où Ernest prend littéralement forme sous les yeux de Célestine trait par trait, couleur par couleur, alors que celui-ci est sur le point de la dévorer.
D’un point de vue sonore, enfin, on retrouve cette patte propre aux cinéastes, à savoir non seulement un soin tout particulier apporté à la construction des bruitages et à la musique (travaillée en fonction de l’animation pour la rendre plus vivante) mais aussi – et surtout – l’importance de la voix des comédiens dans la caractérisation et l’humour des personnages. Déjà du temps de Pic Pic André et plus encore dans Panique au Village, les cinéastes ont toujours privilégié les intonations aux mots, les accents aux dialogues et la musicalité des voix au doublage classique. En résulte l’un des grands points forts d’Ernest et Célestine, à tel point qu’à la suite de la projection au Festival de Cannes, Leslie Felperin écrira pour Variety qu’elle s’interroge sur les doublages étrangers du film2 tant les performances vocales de Lambert Wilson et Pauline Brunner sont parmi les qualités indiscutables du film.
Pour une histoire culturelle de l’animation belge
Au delà de cette conception auteuriste, forcément trop limitative, il convient de replacer Ernest et Célestine dans une autre perspective, plus large, à savoir une conception du cinéma d’animation belge sous l’angle de l’histoire culturelle. J’en appelle ici à deux auteurs et à un concept qu’ils partagent, de manière différente toutefois : la série culturelle. S’il fallait résumer très grossièrement, disons que l’ « histoire culturelle du cinéma s’apparente bien à une série (de séries)3 » permettant le croisement de plusieurs séries entre elles, relevant d’un même paradigme culturel. On se rend compte qu’Ernest et Célestine relève de la série de dessin traditionnel, série qui croise à bien des égards – et ce dans une veine typiquement belge – la série BD et la série peinture. Les croisements avec la bande dessinée ne tiennent pas tant dans des références subtiles (« Avec Benjamin, on s’est dit que si Ernest devait s’approcher d’un personnage de BD, ce serait le Capitaine Haddock. »4) que dans une conception graphique qui doit moins aux illustrations de Gabrielle Vincent qu’à un mode de pensée visuel : « Le découpage à la Hergé nous a peut-être influencés. Une sorte de découpage latéral, pas frontal, qui donne de petits tableaux comme quand Ernest fouille dans les poubelles ou lorsqu’il découvre Célestine chez le marchand de sucre.5 »
Surtout, ce croisement de séries évoque un retour au passé du cinéma d’animation belge (l’âge d’or de Belvision et TVA-Dupuis) mais également une affirmation esthétique forte, en totale opposition avec la norme technologique d’aujourd’hui. Ce qui s’apparente à un respect de l’œuvre originale s’avère être, en sous-texte, un manifeste de liberté de création traditionnelle à l’heure du tout numérique. Ce geste serait anodin si le cinéma belge ne se caractérisait pas justement par cette volonté (sincère plus souvent que contrainte) d’être en dehors de la marge, où le numérique ne doit être qu’une aide à la création artistique et non le propos des films (voir les derniers travaux en date de Raoul Servais ou Picha). Parce que la série de dessin traditionnel croise celle de la BD et de la peinture, le cinéma d’animation belge y revendique un savoir-faire manuel, la capacité d’un artiste à un moment donné de créer un univers ou des personnages ; Célestine, dans un geste réflexif fréquent dans le cinéma d’animation belge, ne passe-t-elle pas son temps à dessiner Ernest et le colorier à l’aquarelle tout au long du film ?

Bastien Martin
Février 2013

Le film est à l’affiche jusqu’au 10 mars, aux Grignoux.
2 L’article original est disponible ici. Consulté le 25 février 2013.
3 ARNOLDY Edouard, Pour une histoire culturelle du cinéma (Au-devant de « scènes filmées », de « films chantants et parlants » et de comédies musicales), Liège, Éditions du Céfal, Coll. Travaux et thèses, 2004, p. 169
4 Interview de Patar et Aubier par Fabienne Bradfer, op. cit.
Page : précédente 1 2