Hitchcock - Entretien avec M.-E. Mélon

Je crois savoir que vos recherches portent sur l’influence de l’art européen dans les films d’Hitchcock, c’est exact ?

vertigoJe précise que ces recherches portent sur Vertigo spécifiquement. Il existe d’autres d'ouvrages sur la période anglaise d'Hitchcock, notamment la place de la culture victorienne dans son cinéma. Ce qui m'intéresse dans Vertigo, notamment en ce qui concerne les rapports hommes-femmes, c'est l'inscription du film dans une histoire culturelle européenne parfois ancienne, ce qui donne à ce film américain un aspect plus européen que les autres. C'est difficile à résumer : d'une part, c'est un film qui parle du temps, du « vertige du temps» comme disait Chris Marker, et du retour du passé dans le présent. D'autre part, on perçoit qu'il y a un vaste fond culturel européen qui fait un retour dans le présent américain d'Hitchcock. Ce n’est pas seulement dû au roman de Boileau et Narcejac écrit pour Hitchcock. Le film baigne dans une culture romantique qui, depuis Musset, Nerval ou Baudelaire, oppose la femme belle, inaccessible, pur fantasme masculin à la femme réelle, ordinaire, vulgaire que l’homme méprise. Opposition fréquente dans toute la littérature française depuis le début du 19e siècle et qui se retrouve encore dans L’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam et dans Bruges-la-Morte de Rodenbach, un roman dont l’intrigue ressemble étrangement à celle de Vertigo. Il y a donc un substrat, comme un terreau culturel très riche sur lequel le film aurait poussé. Mais je veux surtout montrer qu'un film est autre chose que la création d'un individu, c'est le produit d'une culture. Il ne faut pas ignorer la part créative d'Hitchcock, mais la stature du cinéaste ne doit pas éclipser d'autres processus culturels très actifs.

Je pensais aussi au cinéma allemand, Murnau, le kammerspiel…

On cite souvent Fritz Lang, car Hitchcock et lui ont des thématiques semblables comme celle du retournement de culpabilité. Mais la façon dont Hitchcock peut dépeindre un quotidien, la question du désir, etc. se retrouve aussi bien dans L'Aurore de Murnau, qui lui aussi inverse les rôles des personnages. C'est une structure qui va marquer Hitchcock, et que l'on retrouve dans d'autres films de Murnau. On peut ajouter des personnages « vampiriques » également, les hommes chez Hitchcock étant souvent des personnages dérangés, des sortes de Nosferatu, notamment Norman Bates vivant dans son motel comme le vampire dans son château.

Parlons de peinture : j’ai l’impression de voir dans certains plans des similitudes avec Edward Hopper notamment.

Dominique Païni en a parlé ; il y a effectivement des analogies, mais aucun rapport historique effectif. Je pense au contraire que Hopper a été sensibilisé par le cinéma. L’influence d'Hitchcock sur Hopper serait-elle prépondérante ? Je ne sais pas. Au delà du cas Hopper, il y a plusieurs films d’Hitchcock où on voit des tableaux. Bon, en général, ce sont des croûtes ! Hitchcock avait une collection personnelle mais ne semble pas avoir eu hitchbiobeaucoup de goût en peinture. En même temps, il en a conscience et s'en amuse : plusieurs de ses personnages sont d'ailleurs des peintres, comme le violeur dans Blackmail, la mère de Bruno dans L'Inconnu du Nord-Express, ou Midge, dans Vertigo, qui imite le portrait de Carlotta : leurs toiles sont laides et drôles, mais Hitchcock s’en sert pour dire autre chose. La pratique de la peinture est pour lui un instrument de sa mise en scène, rien de plus. Vertigo, par contre, n'en est pas moins un film très pictural, notamment dans le soin apporté aux couleurs. La couleur joue un véritable rôle dans le film, elle caractérise les relations entre les personnages : le rouge vermillon et le vert émeraude caractérisent le relations entre Scottie et Madeleine alors que toutes les scènes chez Midge, sauf celle du tableau justement, sont traitées dans les tonalités bleu et jaune. La différence entre la femme réelle et la femme rêvée est traduite par des oppositions de couleur.

Dernière question : un ouvrage à conseiller pour les curieux ?

Ils sont innombrables mais la récente biographie écrite par Patrick McGilligan, Alfred Hitchcock, une vie d’ombres et de lumières, permettra aux amateurs du cinéma d’Hitchcock de mieux comprendre toute la fragilité du cinéaste. Son célèbre entretien avec Truffaut demeure intéressant mais il reste à prendre avec des pincettes tant Hitchcock était rôdé aux interviews et savait gérer son image. Une mise en scène de plus, de toute évidence.

 

Propos recueillis par Bastien Martin
Février 2013

 

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Bastien Martin est chercheur en Arts et Sciences de la Communication. Ses recherches doctorales portent sur le cinéma d'animation belge.


microgrisMarc-Emmanuel Mélon est professeur de cinéma à l'ULg. Il dirige le Centre de recherches sur les arts du spectacle, le cinéma et les arts visuels.

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