La cuisine au Moyen Âge

Pendant le Haut Moyen Âge, nous avons vu que l’Europe s’est un petit peu reposée sur les lauriers de la gastronomie gréco-romaine. En fait, à cette époque, c’est dans l’Empire arabe que ça se passe ! Un exceptionnel recueil de recettes, tout aussi raffiné que poétique, témoigne des délices de Bagdad aux temps du califat abbasside. Il date du 10e siècle et c’est le Kitab al-tabikh de Warrak. On trouve à ses côtés des livres de médecine tout aussi instructifs. N’oublions pas que depuis Hippocrate, médecine et cuisine sont intimement liées.

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Kitab al-tabikh d’al-Warraq
Abû Aayd assistant à un banquet de mariage à Sinjar, Les Séances,
Al-Maqamat, 1237, Paris, BnF ms. Ar. 5847 f° 47 v°

La cuisine arabe, particulièrement métissée, bénéficie des héritages de la médecine grecque, de la cuisine romaine, de la cuisine perse, ainsi que, bien entendu, de la cuisine mésopotamienne. De la cuisine antique méditerranéenne, on retrouve l’usage du miel, du poivre, de la rue, du laser, du cumin, du gingembre et de la sauce de poisson fermentée, appelée désormais murri. Si nous nous bornons à ces ingrédients, nous sommes très proches d’Apicius. Les autres aromates les plus prisés nous en éloignent néanmoins. Il s’agit de la cannelle, de la coriandre, du poivre long, du thym, du galanga, de la noix de muscade et du macis. Mais les Arabes se distinguent encore plus par l’emploi des eaux distillées, qu’elles soient de rose, de fleur d’oranger ou de fleur de violette, ainsi que du musc et de l’ambre, qui feront tous et toutes un véritable tabac en Europe. De la médecine grecque, les Arabes reprennent les gelées de coing, le massepain et le nougat, qui passent de la pharmacopée à la table des califes, avant de se répandre dans la population. Remarquons ici, et c’est très important, que les Arabes commencent à remplacer le miel des confiseries par un nouveau produit qui va bouleverser notre cuisine : le sucre ! Il s’agit du sucre de canne qui nous vient tout droit d’Orient. Enfin, de l’héritage mésopotamien, et romain, il y a le travail de la pâte, notamment dans la confection de tourtes, qui sont désormais feuilletées.

Comme nouveauté, nous observons un goût prononcé pour l’aigre, qui vient concurrencer l’antique aigre-doux qui domine tout de même encore les débats. En outre, dans les recettes, l’équilibre est respecté entre viandes et végétaux, alors qu’en Europe, la viande écrase tout sur son passage !

La cuisine arabe pénètre en Europe via la conquête de la Sicile (827-1091) d’où elle sera transportée en Angleterre par les Normands, et via la conquête de l’Espagne (711-1492), où les Berbères introduisent leur plus fameuse spécialité, le couscous. Par ce biais, d’autres mets typiquement arabes se répandent durablement dans l’Occident chrétien, comme, par exemple, le sikbaj, du poisson frit conservé dans du vinaigre pris en gelée. Il deviendra d’escabeche, que les Espagnols vont introduire au 16e siècle dans nos régions, où il prendra le nom d’escavèche ! Les pâtes alimentaires, dont les nouilles, se mêlent à la tradition des pâtes européennes, ce qui aboutira au prodigieux développement de la culture des pâtes en Italie. On doit également aux Arabes les nombreux produits à base de sucre. Outre les antiques massepains et nougats, ils innovent en créant les sharab, sirops servis chambrés, et les sharbat, sorbets servis glacés. Les bonbons, fabriqués en sucre tiré ou en sucre pétri aromatisé, prennent le nom de dragée en France. Citons encore les fruits confits et les marmelades de fruits qui feront fureur dans une Europe qui découvre le sucre de canne. On doit également aux Arabes l’introduction d’importantes espèces végétales, comme l’aubergine, le chou-fleur, l’épinard, l’artichaut, ainsi que les agrumes orange amère, citron et limon.

En Europe, le modèle arabe rencontre l’antique modèle gréco-romain, dont il est, lui aussi, le dépositaire. Dans un sens, on peut dire qu’il a bouclé la boucle ! Il y rencontre également un nouveau modèle, probablement à partir du 12e siècle : c’est le modèle capétien, donc, parisien. Et ce modèle, on le connaît grâce à des livres de cuisine, qui réapparaissent comme par enchantement aux confins du 12e siècle. À cette époque, nous émergeons enfin du brouillard littéraire qui s’est abattu sur la gastronomie depuis l’ère mérovingienne. Voilà 6 siècles que l’Occident médiéval ne nous a plus livré un seul recueil de recettes, sous prétexte que la cuisine est une matière trop vile aux yeux des clercs qui détiennent le monopole de l’écriture. Mais à présent, la remise à l’honneur de la médecine grecque, dans laquelle, nous le répétons, l’alimentation occupe une place importante, revalorise le discours technique culinaire. Après avoir été méprisée, la cuisine s’élève désormais au rang d’Art, et même de science, bref, d’une discipline manuelle au fondement théorique. C’est ainsi qu’apparaîtront, à la même époque et à travers toute l’Europe, une série de textes culinaires.

Et parmi ces manuscrits, les recueils français attirent particulièrement notre attention. Ils témoignent d’une nouvelle sensibilité gustative. À l’évidence, la France capétienne a totalement rejeté le modèle méditerranéen que nous suivons depuis la civilisation grecque ! Notre fameuse sauce de poisson fermenté, le garum, qui a ravi tant les Grecs, que les Romains, les Mérovingiens et les Carolingiens, a totalement disparu, tout comme le nard, le costus et le laser. L’aigre-doux, qui ne nous a pas quittés depuis Babylone, a fait place à une cuisine franchement acide, dominée par le vin, le vinaigre et le fameux verjus dont nous avons déjà parlé. Dans les mouillements des sauces, on voit également apparaître la bière et le cidre.

Toujours dans les aromates, on remarque une véritable fascination pour les épices exotiques. C’est la folie des épices ! Et cette fascination est telle qu’elle évince en grande partie les herbes indigènes totalement dépréciées par les queux médiévaux. Certes, les épices sont conseillées par les médecins, certes, elles sont un indice de supériorité sociale, certes, elles donnent un goût agréable aux plats, mais surtout, elles participent à un imaginaire collectif très fécond. Comme tout ce qui vient de l’Orient, cet Orient à la fois méconnu et fantasmé, elles sont associées au merveilleux. Par exemple, on est persuadé que la cannelle est récoltée dans le nid du phénix, l’oiseau qui renaît de ses cendres. Ainsi, quand on met de la cannelle dans une sauce, c’est un petit peu d’éternité qui rejoint son assiette. Parmi les épices, le poivre, le clou de girofle, la cannelle, le gingembre, le galanga et la cardamome se maintiennent. Viennent s’y ajouter la noix muscade et son macis, ainsi que les brûlants poivre long, graine de paradis et cubèbe, sans oublier le sucre, toutefois encore très discret. La cuisine française est donc acide, et piquante ! Comme recette très caractéristique de cette école, nous avons le Blanc brouet de chapon du fameux Viandier qui date du tout début du 13e siècle. Ce blanc brouet consiste à faire mijoter des morceaux de chapons dans une sauce liée aux œufs, aux amandes en poudre et au foie de volaille, mouillée au bouillon et au vinaigre, et épicée au gingembre, à la cannelle, aux clous de girofle, à la maniguette, au poivre long et au galanga. Il n’y a donc ni sucre, ni édulcorant, ni herbes, mais bien du vinaigre, et une profusion d’épices exotiques, dont certaines sont piquantes !

sionLe manuscrit de Sion, de plus ou moins 1300, est la première mouture du fameux Viandier de Taillevent.
Jean-Louis Flandrin, Carole Lambert, Fêtes gourmandes, Paris 1998, p. 9

Le chamboulement n’est tout de même pas total ! Les maîtres-queux français se montrent très habiles dans les émulsions et les liaisons aux œufs, initiées dès l’Antiquité romaine. Fidèles à la tradition germanique, les capétiens favorisent toujours nettement les produits d’origine animale par rapport aux végétaux. Le lard écrase l’huile, et la viande domine largement les fruits et les légumes presque inexistants. On remarque également quelques emprunts à la cuisine arabe, comme une poulaille farcie sous la peau ou un beignet en forme de rose, ce qui témoigne des connections entre les différents modèles.

La France restera-t-elle insensible aux charmes du sucre de canne et continuera-t-elle à rejeter le modèle méditerranéen ? C’est ce que nous verrons la prochaine fois…

Pierre Leclercq
Février 2013

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Pierre Leclercq est historien de la gastronomie, collaborateur de l'ULg. Ses recherches doctorales portent sur la gastronomie au temps de Lancelot de Casteau. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.