L’année 2009 voit en Irlande la publication du rapport Ryan, révélant des centaines de cas d’abus – sexuels, mais aussi de sévices physiques et psychologiques – commis sur des enfants au sein d’institutions catholiques. Ce document est l’aboutissement d’une enquête longue et difficile, entreprise au début des années 2000, et qui met en lumière des faits remontant parfois à la seconde guerre mondiale. Encore sous le choc de cette découverte, l’Irlande apprend quelques mois plus tard que ces affaires étaient connues de la hiérarchie ecclésiastique, qui a pris soin de les étouffer ; pour les victimes, cette reconnaissance tardive de la véracité de leurs accusations constitue une première occasion de briser le silence.
Fondée dans la capitale irlandaise en 2001, la compagnie Brokentalkers – dirigée par Feidlim Cannon et Gary Keegan – se saisit il y a deux ans de ce sujet délicat. Entre souvenirs personnels, recherche documentaire et rencontres avec les victimes, ils reconstituent des témoignages poignants : The Blue Boy est l’occasion de présenter ces fragments d’histoire avec tact et réalisme, loin du déni de l’Église et des publications voyeuristes de la presse à sensation. Le fil rouge est noué dès les premières minutes par Gary Keegan : un mètre pliant à la main, il évoque le souvenir de ses jeux d’enfant, de son grand-père, de son quartier. Un quartier où circule la légende – celle du spectre bleuté d’un garçon mort dans une école voisine – qui a donné son nom au spectacle. Ce récit, quoique imaginaire, comporte en filigrane une inquiétude sur les faits bien réels cachés derrière les murs des écoles catholiques.
Loin de s’en tenir aux strictes limites du genre documentaire, The Blue Boy transcende les codes théâtraux par sa mise en scène singulière. La voix des victimes s’imprime avec force sur le jeu muet des acteurs, et se prolonge dans l’expressivité heurtée des corps ; les visages sont murés dans des masques en carton à l’expression vide et figée, incarnations du silence forcé des enfants martyrs. Ce dialogue obsédant est mis en valeur par un emploi habile de la lumière et de la couleur. L’écran qui voile constamment la scène – et lui confère son aura étrange et onirique – accueille aussi la projection de mots ou de vidéos ; la gaieté apparente de certaines images d’archives contraste avec la dureté des témoignages. Ce délicat travail de suggestion, qui oppresse le spectateur autant qu’il le fascine, prend également appui sur une bande sonore lancinante : la succession de motifs sans cesse répétés évoque le cycle implacable de la violence et de l’angoisse.
La performance des Brokentalkers plonge le public dans un cauchemar éveillé, où le regard se heurte au gris sale des uniformes et où l’oreille sursaute aux claquements sinistres des cordes à sauter. Loin d’une plate description de faits, The Blue Boy s’attache à recréer une atmosphère subtile, qui traduit avec retenue le vécu des victimes et dépeint sans complaisance la société catholique irlandaise.
Julie Delbouille
Mars 2013
Julie Delbouille est étudiante en 2e master de médiation culturelle.