La cuisine au Haut Moyen Âge

Nous quittons l’Antiquité, et pourtant, nous ne quittons pas la cuisine antique. En effet, le découpage académique de l’histoire est artificiel et ne correspond pas forcément à la réalité. Ce n’est pas parce que Rome est tombée, que la société change du tout au tout du jour au lendemain. En fait, les soi-disant barbares qui ont chassé l’Empereur n’ont qu’une volonté, restaurer l’Empire. Ils n’ont qu’une envie, se conformer aux mœurs romaines. Bref, en gastronomie, comme dans la plupart des activités humaines, il y a continuité entre la fin de l’Antiquité et le Haut Moyen Âge. En témoignent les deux livres que nous avons conservés de cette époque : les Excerpta de Vinidarius, probablement un ostrogoth de la fin du 5e siècle ou du début du 6e siècle, et le De observatione ciborum d’Anthime, médecin byzantin du fils de Clovis, Thierry 1er, roi des Francs de 511 à 533.

Anthime,De observatione ciborumAnthime, De observatione ciborum

Tout, dans leur cuisine, rappelle l’Empire. L’aigre-doux flatte toujours autant les palais, et s’enrichit d’un nouvel aromate, le verjus. Ce jus de raisin immature, très acide, deviendra un incontournable de la cuisine médiévale. Le garum, c’est-à-dire la saumure de poisson fermenté, le gingembre, le nard et le costus se maintiennent, tandis que le clou de girofle et le safran, font un bond de la pharmacopée à la cuisine.

Les herbes indigènes tiennent toujours le haut du pavé. On y ajoute la sauge et les baies de myrte, qui sont à l’origine culinaire et étymologique de la mortadelle. Mortadelle qui, aujourd’hui, ne contient plus une once de myrte !

Au rayon fruits et légumes, c’est quasiment le statu quo et le chou prend une importance prépondérante. Désormais, les Germains le font fermenter pour obtenir de la choucroute.

Les Germains vont tout de même commettre quelques infractions vis-à-vis du code alimentaire antique. Tout d’abord, ils valorisent nettement la viande, symbole de puissance et produit de la chasse, qui est une sorte de rituel de guerre. Les animaux d’élevage, qu’ils soient de boucherie ou de basse-cour, symbolisent quant à eux la richesse de leurs propriétaires. Dorénavant, et ce, jusqu’aujourd’hui encore, la consommation de viande est un signe de distinction sociale.

En matière de viande, les Francs pousseront même l’hérésie jusqu’à commettre le crime ultime du barbarisme, consistant à la manger crue ! Rappelons ici que la cuisson, chez les Grecs et chez les Romains, est un indice suprême de civilisation.

Ensuite, pour des raisons géographiques évidentes, les Germains se réfèrent davantage au beurre qu’à l’huile d’olive. Bref, notre triptyque antique pain-vin-huile, s’achemine vers la triade pain-vin-viande. Notons que le pain, dans le Nord, est de seigle et d’épeautre, alors qu’il est de froment dans le Sud. Notons encore que le pain remplace l’antique fécule pour lier les sauces, et qu’on le trempe volontiers dans le bouillon. Ces tranches de pain trempées prennent le nom de soupe, et sont à l’origine de nos potages, ainsi que du terme « souper ».

Nous quittons maintenant les Mérovingiens pour entrer dans l’ère carolingienne. À partir de maintenant, et ce jusqu’au 12e siècle, nous ne pouvons plus nous référer à des livres de cuisine. Non pas parce qu’on les a perdus, comme pour la période hellénistique, mais tout simplement parce qu’on n’en écrit plus ! L’écriture, en effet, est désormais monopolisée par les clercs et ces derniers considèrent que seules les matières hautement intellectuelles et religieuses ont le mérite d’être transmises par écrit. La cuisine se trouve ainsi disqualifiée. Nous devons donc nous tourner vers d’autres sources, comme par exemple des comptes de monastères, pour jauger des évolutions culinaires pendant ces quelques siècles.

Éginhard Vita Caroli magni imperatoris-Lettrine V historiée CharlemagneassisCharlemagne apprécie particulièrement le gibier rôti, en flagrant délit avec la médecine hippocratique !

Au rayon épicerie, le galanga, appelé gingembre chinois, fait son apparition, tandis que le gingembre et la cannelle deviennent les épices les plus consommées derrière l’indétrônable poivre. On remarque un fort recul du nard et du costus, ainsi que la disparition du laser, ce puissant aromate que les Romains ont baptisé « mets des dieux » et qu’on surnomme désormais « fiente du diable » !

À présent, le goût pour les viandes rôties est bien affirmé, alors que la diététique grecque et romaine impose le bouilli, raison pour laquelle Charlemagne conspue ses médecins fidèles à la tradition hippocratique ! D’ailleurs, à sa table, le gros gibier rôti tient place de plat principal, tout comme le cochon et la volaille, toujours aussi appréciés. Les jalons du repas moderne sont ainsi posés.

Le pain, sacralisé par la liturgie chrétienne, poursuit son ascension. Il devient l’élément central du repas et sert désormais d’assiette. C’est le fameux tranchoir, qu’on utilisera jusqu’à la Renaissance. Les bouillies de céréales continuent à émouvoir les papilles des Carolingiens, tandis que les confections en croûte, pâtés et tourtes, se développent considérablement.

Ainsi, jusqu’à l’ère carolingienne, la cuisine reste fidèle aux principes antiques contenus dans l’œuvre d’Apicius. Les « barbares », amateurs de beurre et de viande, apportent tout de même quelques changements, tout en se conformant volontiers aux arômes de la cuisine des maîtres romains, caractérisée par l’aigre-doux, ainsi que l’usage du poivre, du garum et d’herbes indigènes. Mais bientôt, quelques bouleversements vont façonner une nouvelle cuisine en Occident…

Pierre Leclercq
Janvier 2013

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Pierre Leclercq est historien de la gastronomie, collaborateur de l'ULg. Ses recherches doctorales portent sur la gastronomie au temps de Lancelot de Casteau. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.