Considéré comme l’un des plus grands photographes français du 20e siècle, celui qui fut l’ami de Picasso et d’Henry Miller a immortalisé le Paris nocturne des années 30. Un très bel album, Le flâneur nocturne, vient le rappeler. Marc-Emmanuel Mélon, qui enseigne la photographie à l’ULg (en plus du cinéma et des arts vidéo et numériques) le replace dans l’histoire de cette pratique visuelle parfois considérée comme artistique.
Né à Brassov dans l’empire austro-hongrois en 1899, Halasz Gyula, dit Brassaï, arrive à Paris à 24 ans. Et c’est par le journalisme que cet ancien étudiant des beaux-arts à Budapest puis à Berlin découvre la photographie envers laquelle il avouait jusqu’alors nourrir de l’« aversion ». Il voit ses préjugés tomber au contact d’André Kertesz qui lui fournit des images pour les journaux allemands et français (Vu, L’Illustration) auxquels il collabore. « J’étais pris au piège de la photographie », écrira-t-il plus tard dans un livre consacré à son ami. Au début des années 1930, le voilà ainsi arpentant Paris la nuit armé de son Leica.
Durant cette décennie, il va publier deux recueils, Paris la nuit (1932) préfacé par Paul Morand, qui est un succès, et Voluptés de Paris (1935), qui passe inaperçu. De cet album publié par Victor Vidal, éditeur de Paris Magazine, mensuel à fort tirage spécialisé dans les nus féminins, il s’est en effet désolidarisé. Au milieu des années 1970, fort de sa renommée internationale, Brassaï rassemble chez Gallimard, sous le titre Le Paris secret des années 30, 124 clichés puisés dans les deux premiers ouvrages. Ce sera son ultime livre de photos.
Le flâneur nocturne, qui vient de paraître sous la direction de Sylvie Aubenas et Quentin Bajac, reprend plus de deux cents photos montrant un Paris nocturne oublié et parfois interlope. Celui de métiers disparus (allumeurs de réverbères, vidangeurs, polisseurs de rails, laitiers…), des cabarets (avec notamment Kiki de Montparnasse), des bals (dont celui des Quat’z Arts), des cirques, des Folies-Bergère, des « filles de joie », des hôtels de passe. Mais aussi le Paris des parcs, des vespasiennes, des pavés luisants et d’autres lieux magnifiés par l’objectif de l’artiste. Des textes très riches les replacent dans la vie de l'auteur et dans le contexte de l’époque.
À l’ULg, Marc-Emmanuel Mélon donne deux cours consacrés à la photographie : l’un sur celle du 19e siècle, avec débordement sur le 20e, l’autre sur l’analyse du discours photographique lui-même.
Comment situez-vous l’art photographique par rapport au cinéma ou aux arts numériques ?
Je n’interroge pas la photographie en tant qu’art. Je ne me pose d’ailleurs pas la question de l’art. Par contre, j’étudie des images. Certaines sont revendiquées comme artistiques, d’autres non, je ne fais pas de distinction entre elles. Étudier la photographie ancienne, celle qui m’intéresse le plus, c’est travailler sur des images anonymes, aujourd’hui oubliées, contenant des richesses donnant lieu aux plus grands émerveillements. Ce sont des documents qu’il est intéressant d’étudier non en raison d’intentions artistiques mais pour leur importance sur notre regard aujourd’hui. Par définition, toute photographie représentant le monde dans lequel elle a été prise, en dit toujours quelque chose. Elle porte un discours, à ne pas confondre avec un message.
La distinction entre témoignage et art en photographie est donc très ténue ?
Selon moi, elle n’est pas opérante. Une photographie de pur témoignage peut avoir une valeur qui dépasse ce stade du témoignage. La photographie est un moyen de communication et d’expression que l’on peut aborder du point de vue de l’histoire de l’art, certains l’ont fait, au risque alors de passer à côté d’une grande partie de la production photographique et de choses infiniment plus riches et plus précieuses que d’autres considérées comme artistiques. Il existe aujourd’hui quantités de photos artistiques mortes, qui n’expriment plus rien, qui ne touchent plus, qui ne parlent plus au public. Et à l’inverse, des photographies qui n’ont jamais été artistiques continuent à agir encore très fortement sur nous. Cela veut dire qu’elles expriment autre chose que ce qu’elles montrent et peuvent avoir une valeur que l’on pourrait appeler artistique.