Les nuits parisiennes de Brassaï

Pourquoi certains photographes sont-ils reconnus comme artistes ?

Certains définissent leur position. D’autres, qui faisaient au départ de simples documents, sont reconnus aujourd’hui comme de grands artistes en raison de l’histoire du regard porté sur la photographie. C’est le cas d’Atget (1857-1927), par exemple, qui a travaillé dans l’ombre les trois-quarts de sa vie avant d’être par hasard découvert par Man Ray. Pourtant, le considérer comme un artiste, c’est se tromper, car en son temps il n'a jamais été reconnu comme tel, excepté à la toute fin de sa vie, et n'a jamais revendiqué être artiste. Par contre, on peut analyser sa place dans l’histoire, qui est décisive et fondamentale. Il a effectivement bouleversé toute la photographie du 20e siècle et bien des artistes se sont réclamés de lui.

Peut-on dire la même chose de Doisneau, par exemple ?

Non, il n’est pas un novateur, même si son travail est remarquable. Il est totalement intégré dans son temps. D'autres photographes qui lui étaient contemporains ont réalisé des images équivalentes, en France,  aux États-Unis et ailleurs. J’aborde l’histoire de la photographie moins sous l'angle des auteurs que des pratiques. Il y a des photographes qui perpétuent des pratiques parfois ancestrales (le portrait au daguerréotype par exemple), d'autres qui innovent (quand Disderi invente le portrait carte-de-visite, il fait entrer la photo dans le portefeuille et inaugure l'album de famille). Ce sont eux qui auront une influence sur ce qui va se produire après eux, qui vont orienter la photographie dans de nouvelles directions.

P. 35 L'ALLUMEUR DE GAZ PLACE DE CONCORDE  VERS 1933 (C) Estate BrassaI - RMN P. 139 FILLES DE JOIE DANS UN BAR BOULEVARD ROCHECHOUART VERS 1932 (C) Estate Brassai - RMN
L'allumeur de gaz, place de Concorde vers 1933 - Filles de joie dans un bar boulevard Rochechouart vers 1932

Et quelle est la place de Brassaï ?

Il est à la charnière entre les années 20 plus expérimentales et les années 30 plus documentaires. Avec d’autres photographes, comme le Hongrois Kertesz ou l’Anglais Bill Brandt, il a inauguré une photographie de rue qui déniche les petits à-côtés, drôles, graves ou simplement poétiques, de la vie urbaine. Ce sont des poètes du document. Brassaï, en particulier, pratique une photographie documentaire avec un regard alimenté par les surréalistes. Il y a chez lui un rapport très particulier entre réalité et surréalisme. Il observe l'univers nocturne de Paris en y décelant les étrangetés qui donnent à ses photos une aura surréaliste. Son autre travail remarquable est celui sur les graffitis auxquels il offre un champ de diffusion bien plus vaste que l'inscription sur les murs. Ces graffitis anonymes sont des images qui, comme la photographie, ne sont pas reconnues comme artistiques. Ce sont des objets trouvés, des objets visuels découverts par Brassaï qui, en les reproduisant, leur confère une valeur artistique. Le dilemme de savoir ce qui est art et ce qui ne l'est pas devient l'objet même des photos de Brassaï. La photographie n’est plus seulement un document, une reproduction mais devient ainsi une œuvre à part entière.

Michel Paquot
Janvier 2013

crayongris2Michel Paquot est journaliste indépendant.

 

 

microgrisMarc-Emmanuel Mélon est professeur de cinéma à l'ULg. Il dirige le Centre de recherches sur les arts du spectacle, le cinéma et les arts visuels.

 

 

 



 

Sylvie Aubenas & Quentin Bajac, Brassaï. Le flâneur nocturne
Photos © Estate Brassaï - RMN-GP

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