N’aide-t-elle pas à créer des liens, à se connaître mieux, à s’émouvoir, à se dire, à découvrir les autres, à faire basculer les certitudes, à procurer l’ivresse de penser librement ? Racines affectives, linguistiques et culturelles, ailes de l’imagination, de l’ouverture d’esprit, du refus des rôles appris.
Avec les tout-petits
© Bénédicte TondeurÀ chaque stade de développement, son type de lecture et son genre de plaisir. Pour le tout-petit, la lecture est d’abord relationnelle, moment d’intimité proche d’une expérience physique de bien-être. Elle contribue au renforcement des liens entre l’adulte et l’enfant. Grâce au livre, la voix qui fascine le bébé se fait plus douce et plus riante et les bras plus enveloppants créent l’illusion d’un nid de chaleur et de sécurité. La magie de la langue opère avec sa prosodie, sa scansion faite de répétitions caressantes et ses onomatopées. Ses dimensions ludique et poétique sont révélées. Non, la langue n’est pas uniquement un instrument au service des injonctions, des réprimandes et des interdits ! Le livre lui-même fait le beau, invitant la main à découvrir mille surprises, reliefs, ouvertures, matières à toucher.
Un peu plus tard, lorsqu’en grandissant l’enfant est confronté à l’inquiétude de la séparation et aux craintes de la nuit, le livre devient point de repère : la permanence du texte rassure. C’est la même histoire, lue cent fois déjà, qu’il faudra relire encore le soir, sans en changer une seule syllabe, en respirant presque au même endroit. L’enfant retrouve alors un plaisir déjà connu, comme l’écrit François Cruiziat1, il vérifie qu’il est toujours lui-même, ce qui est une façon de commencer à percevoir son identité.
La lecture des contes
Max et les maximonstres de Maurice SendakNe cherchons-nous pas à mieux nous connaître et nous comprendre tout au long de la vie ? Qui sommes-nous et qui sont les autres autour de nous ? Quel « manque » cherchons-nous à combler ? Qui sont les gentils ? De quel « méfait » avons-nous été la victime ? Quelle sera notre quête ? C’est à ces questions sans doute que répondent, de manière symbolique et ambiguë, les contes et les albums apparentés. La lecture devient alors projective, l’enfant s’identifiant aux différents personnages. En prenant le pouvoir, l’imaginaire permet d’affronter la réalité de façon moins douloureuse. « Tous mes livres, expliquait Maurice Sendak, sont une tentative pour recréer mon enfance, pour l’améliorer et trouver des solutions qu’autrefois je n’ai pu découvrir (…) Les enfants s’accommodent perpétuellement et de leur mieux de leurs frustrations. Et c’est par l’imaginaire qu’ils parviennent à la catharsis »2. À cet âge, la lecture est d’abord subjective ; gardons-nous de la contrôler au nom d’une objectivité qui correspondrait aux intentions de l’auteur ou aux exigences de la cohérence interne du message.
Le livre-miroir qui évoque explicitement des situations du quotidien facilite l’entrée des enfants et des adolescents dans leur univers socioculturel et dans le monde de la vie.
La vie en société
Ce sont parfois des petits riens, ceux-là qui forment le tissu de chaque jour : une dispute à l’école, des vêtements difficiles à porter parce qu’on vient d’en hériter de son frère ou de sa sœur, un anniversaire oublié. Mais ce sont aussi des thèmes plus graves, traités parfois avec beaucoup d’humour : les premiers émois de l’amour, la maladie, la mort, une rupture, la rébellion contre la pression sociale, la place du leader, l’injustice ou l’abus de pouvoir. Le livre délie les langues, qu’il serve de point de départ en école maternelle à l’entretien familier ou qu’il nourrisse les discussions d’ados. Ici chacun a quelque chose de semblable ou connaît quelqu’un qui est dans le cas !
Changer le monde
La littérature de jeunesse, en adoptant des points de vue d’enfant, se permet parfois des audaces. Il lui arrive de remettre le monde des adultes en question ! Fifi Brindacier fait aujourd’hui figure de classique, mais l’héroïne d’Astrid Lindgren ne s’est pas imposée d’emblée. Des pédagogues sérieux ont tenté de faire interdire le roman, apologie de la liberté de l’enfant qui ose s’en prendre par le rire et l’imagination à des institutions aussi sacrées que l’école ou la police. L’édition française a censuré l’ouvrage pendant près de cinquante ans3. Et Fifi n’est pas seule, Lucie la petite taupe de Michèle Daufresne n’accepte pas de se soumettre aux habitudes de vie souterraine préconisées par les vieilles taupes qui maintiennent les lois ancestrales. Lucie veut vivre dans la lumière, « devenir explorateur, peut-être clown ou acrobate »4.
En refusant les modèles imposés, les rôles appris, les destins figés, la répétition de l’Histoire, la littérature de jeunesse propose des aventures et des réflexions où s’invente la vie. En lisant, les certitudes basculent. La lecture, c’est aussi un projet politique voire un combat, se mettre au service de la construction d’un monde plus juste et plus fraternel où chacun trouverait sa place… et sa maison5.
Michel Defourny

Michel Defourny est spécialiste de la littérature de la jeunesse qu'il enseigne à l'Université de Liège. Il a créé le Fonds Michel Defourny.
Publié avec l'aimable autorisation du Ligueur
2 Extrait de Pipers at the gate of down, par Jonathan Cott, Mc Graw-Hill Peperbacks, New-York, 1985, p.43.
3 La première traduction intégrale en français de Fifi Brindacier d’Astrid Lindgren (1946) n’est parue qu’en 1995
4 Noémie la nuit, par Michèle Daufresne, Editions des femmes, Paris, 1982.
5 La maison, par Zakarya Tamer et Mohieddine al-Labbad, Editions Dâr al-Fata al’-Arabi, s.d., Prix du plus beau livre arabe, Foire du livre de Beyrouth.