Partager des moments de lecture avec les enfants pour les aider à devenir lecteurs

lecturepartagéeSelon Giasson (2000), une des fonctions majeures de la littérature est d’aider les lecteurs à  comprendre le monde qui les entoure, à lui donner un sens. Plus les jeunes enfants s’engagent dans des activités de lecture, plus ils développent leur vocabulaire, et plus ils acquièrent des  connaissances qui, en retour, contribuent à développer leurs compétences de lecteurs.

Si le goût de lire ne s'impose pas, il peut toutefois s'acquérir progressivement au fil des lectures que les membres de l’entourage familial ou scolaire font aux jeunes enfants, avant même qu’ils ne sachent lire. Ces activités de lecture partagées contribuent à développer le goût de lire. Une étude effectuée par Monique Sénéchal, en 2006, montre en effet que la fréquence des lectures partagées dès 5 ans au sein de la famille prédit la fréquence de lecture pour le plaisir que rapportent les enfants lorsqu'ils ont atteint l’âge de 9 ans.

Tout comme les moments de lecture individuelle, les moments où adultes et enfants partagent des albums favorisent le développement de l’imagination et contribuent au développement affectif. Les personnages permettent, par exemple, de vivre des émotions parfois difficiles à exprimer et de découvrir d’autres modes de pensée ou de vie.

© Bénédicte Tondeur

Une littérature jeunesse de plus en plus subtile

Dans de nombreux albums édités de nos jours, les liens à établir avec des lectures et des connaissances antérieures apparaissent nécessaires pour comprendre l’histoire. Les jeunes lecteurs ont, par conséquent, d’autant plus besoin d’être guidés pour construire ces lectures à plusieurs degrés.

loups

detectiveLes albums de littérature jeunesse ont en effet évolué non seulement en quantité mais également sur le plan du contenu.  Stéphane Bonnéry (2010) montre par exemple que la figure du loup a connu une nette évolution depuis la fin de la guerre 40-45. Si dans la production littéraire de l’époque, la plupart des histoires de loup mettent en scène l’archétype du grand méchant loup vorace, cruel et rusé, ces albums ont peu à peu cédé la place à des récits où les auteurs se jouent de ces traits caractéristiques. Dans les albums d’aujourd’hui, un nouveau loup a fait son apparition, tantôt « civilisé »,  tantôt ridiculisé ou encore persécuté. Ce loup apparait dépossédé des caractéristiques qu’on lui prêtait  traditionnellement. Au terme d’une analyse qu’il a menée sur un corpus d’albums édités ces 60 dernières années,  Bonnéry souligne que ce jeu instauré sur le détournement des codes n’est pas toujours explicité. Ainsi, le sociologue montre que dans John Chatterton détective (Y. Pommaux),  les références au conte d’origine Petit Chaperon rouge sont implicites. Le lecteur doit alors se construire ses clés de lecture en reliant les indices contenus dans le texte et dans l’image.

louploupL’implicite domine également dans la structure de l’album Loup, Loup, y es-tu ? de Ramos (2008) qui  repose sur la comptine du même nom. Alors que le lecteur expert peut prendre appui sur le sens de cette comptine pour comprendre qu’il s’agit en réalité d’un jeu entre cochons et s’interroger sur l’identité du personnage déguisé en loup, l’apprenti lecteur ou le lecteur qui s’en tient au premier degré aura quant à lui beaucoup de mal à saisir la cohérence de cette histoire « de cochons qui narguent un loup qui finit par les poursuivre sans qu’on ne sache s’il les mange » (Bonnéry, p.9). L’accompagnement des jeunes lecteurs dans la découverte des albums est donc capital.

La question du rôle de l’adulte, qui accompagne et montre par son exemple ce qu’est une lecture active renvoie bien évidemment aux pratiques des familles. Dans certaines d’entre elles, on lit non seulement régulièrement des histoires aux enfants, mais on discute à propos des livres lus, on les compare, on les commente, on y réagit. Le sens est construit ensemble, dans ces moments de lecture partagée.

Si les implicites sociaux et culturels qui structurent les albums sont de plus en plus importants, le risque s’accroît de voir se creuser les écarts entre les familles qui peuvent ou non accompagner l’enfant dans la découverte de ces albums où sont suggérées des lectures à plusieurs degrés et où règnent souvent l’ironie et les faux-semblants. Le rôle de l’école et des pratiques de classe est donc tout aussi capital.

Comment dès lors aider tous les enfants, tous les lecteurs à construire les démarches qui mènent à la lecture experte ? Comment les amener à mettre en réseau les récits qui leur sont donnés à découvrir ?

Il ne suffit pas de  confronter les enfants à des récits qui supposent des mises en lien pour que celles-ci se produisent.  Selon Graziella Deleuze (2011), pratiquer une lecture littéraire dès le primaire est possible pour autant qu’un dispositif didactique adapté aux enfants et à l’œuvre travaillée soit mis en place. À condition qu’on leur en donne les moyens, les élèves de première année primaire repèrent très aisément les allusions aux autres œuvres. Dans l’expérimentation qu’elle relate, Deleuze montre en outre que ce repérage de l’intertextualité permet d’amorcer une réflexion sur les choix narratifs d’un auteur avec des enfants de 6 et 7 ans !

Dès l’école maternelle, les activités de lecture partagée vont amener progressivement les élèves à dialoguer, à effectuer des transactions avec le texte. Les questions qui leur seront adressées viseront à établir des analogies avec d’autres récits ou avec des événements de leur propre vécu, à formuler une opinion ou une réflexion personnelle sur un élément du récit, ou encore à exprimer une réaction affective à l’égard du récit (Terwagne et Vanesse, 2008).

Aussi bien en famille qu’à l’école, c’est en partageant des moments de lecture avec les enfants, en interrogeant le texte avec eux, en confrontant les interprétations que les enfants sont amenés à devenir eux-mêmes des lecteurs curieux et actifs et à découvrir à quel point lire est un plaisir et une richesse sans cesse renouvelés.

Patricia Schillings et France Neuberg
Novembre 2012

 

crayongris2Patricia Schillings est docteur en Sciences de l’Éducation. Chercheuse au service d'analyse des Systèmes et des Pratiques d'enseignement, ses principales recherches portent sur la didactique de la langue maternelle dans l’enseignement fondamental et secondaire de même que sur  l’évaluation de la compréhension en lecture.

crayongris2France Neuberg est agrégée  en Langues et littératures françaises et romanes. Ses recherches portent sur la place et le rôle des devoirs à l’école, sur l’enseignement des démarches de production écrite et sur le développement des compétences orthographiques. 


 

Bonnéry, Stéphane (2010). « -Loup y es-tu ? – pas exactement, c’est pour mieux te faire réfléchir, mon enfant… ». Sociologie du lecteur supposé par la littérature de jeunesse. In Actes du congrès de l’Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF) (pp. 1-11), Université de Genève.
Deleuze, Graziella (2011). Pratiquer une lecture littéraire dès le primaire. Caractères, 41, 5-19.
Giasson, Jocelyne (2000). La compréhension en lecture. Bruxelles : de Boeck
Pommaux, Yvan (1993). John Chatterton détective. Paris : École des Loisirs.
Ramos, Mario (2008). Loup, Loup, y es-tu ? Paris : École des Loisirs.
Sénéchal, Monique (2006). Testing the Home Literacy Model : Parent Involvement in Kindergarten Is Differentially Related to Grade 4 Reading Comprehension, Fluency, Spelling, and Reading for Pleasure. Scientific studies of reading, 10(1), 59–87.
Terwagne, Serge & Vanesse, Marianne (2008). Le récit à l’école maternelle. Lire, jouer, raconter des histoires. Bruxelles : De Boeck.