Dans le chapitre précédent, nous avons dressé le portrait de la cuisine grecque antique. Il est inutile de préciser que les Romains se sont très largement inspirés des principes alimentaires de cette cuisine !
Comme les Grecs, ils ont adopté une alimentation majoritairement végétarienne basée sur le triptyque céréale-olive-vigne. Ce triptyque sera d’ailleurs sacralisé par les chrétiens dans leur liturgie avec le pain, le vin et l’huile. Ces ingrédients de base sont complétés par les légumineuses et les légumes, produits éminemment civilisés, puisque issus de terres de culture. Les Romains manifestent néanmoins une préférence pour la bouillie, ce qui leur vaudra le surnom de « mangeurs de bouillie » par les Grecs. Ils ne dédaignent pas pour la cause, ni la galette, ni le pain, même si ce sont les Gaulois qui peuvent revendiquer le titre de meilleurs boulangers, avec leur pain levé à la levure de bière. Les Romains poursuivent également la tradition des pâtes alimentaires. Ils confectionnent les tracta, à savoir les mêmes pâtes émiettées que nous avons rencontrées chez les Mésopotamiens, et les lagana, à savoir des feuilles de pâte étirées et superposées avec des couches de farce. Elles sont à l’origine des lasagnes.
Un banquet romain sur une fresque de Pompéi. Comme chez les Grecs, on mange couché.Tout en se conformant à la cuisine grecque nettement influencée par l’Orient, les Romains n’hésitent pas à intégrer les habitudes alimentaires des peuples barbares conquis dans le Nord. C’est ainsi que la viande, symbole du sauvage, prend plus d’importance dans leur consommation.
Du point de vue de l’historien de la gastronomie, Rome a un avantage indéniable sur la Grèce : tandis qu’aucun livre de cuisine ne nous est parvenu des Hellènes, l’Empire nous en a laissé un intact : le De re coquinaria – c’est-à-dire l’Art culinaire – attribué à Apicius et datant du 4e, 5e siècle après J.-C. Apicius, pourtant, a vécu au 1er siècle après J.-C. Il n’est donc que très partiellement l’auteur de ce livre qu’on lui a attribué pour raison publicitaire. En effet, son nom est resté synonyme de « grand cuisinier », tant il s’est distingué par son raffinement et son extravagance culinaire. Se croyant ruiné, il aurait préféré se suicider, plutôt que de diminuer ses dépenses somptuaires. On lui doit, dit-on, des plats de talons de chameaux, de langues de paons, de langues de flamants, de langues de rossignols, ainsi que de crêtes coupées à des volailles vivantes. Il aurait également eu l’idée d’engraisser les oies de figues sèches et de les tuer en leur faisant ingurgiter du vin miellé afin de récolter leur foie gras.
Dans l’art culinaire d’Apicius, on retrouve sans surprise les légumes et les herbes que le citoyen romain aime tant cultiver dans son jardin, même en ville. Nos vieux camarades le poireau, l’oignon et l’ail répondent bien entendu présents, tout comme le chou, la rave, le navet, le panais, le céleri, le raifort, la pousse de houblon, la truffe, le champignon, la colocase, l’asperge, la chicorée, la laitue, la roquette, le concombre ou la gourde. L’occasion ici de préciser qu’on a longtemps fabriqué un petit récipient dans la gourde, d’où le nom du récipient en question. Du côté des légumineuses, signalons que les fèves peuvent être consommées jeunes et en gousse, comme les futurs haricots verts qui nous arriveront d’Amérique. De nombreux fruits sont utilisés, comme la figue, la pomme, la poire, la prune, le coing, la grenade, la mûre, la sorbe, le raisin, la cerise, le cédrat, la pêche, l’abricot, le melon, la noisette, la châtaigne ou les amandes.
Au rayon boucherie, le porc, véritable marqueur de la culture celte, domine les débats. Tout y est consommé. La vulve et les tétines, comme chez les Grecs, apparaissent comme des mets de choix. Au rayon poissonnerie, on marque une nette préférence pour les poissons de mer, et la murène en particulier.
Une fresque de Pompéi représentant des poissonsNous détectons chez Apicius un certain nombre de recettes qui nous sont familières. C’est le cas notamment des purées de légumes et de légumineuses, du flan, des saucisses, des quenelles, des crépines, ainsi que des feuilles de laurier farcies, ancêtres des feuilles de vigne farcies, éléments indispensables du mezzés grec. Les émulsions, cuites ou crues, n’ont aucun secret pour les Romains qui posent les jalons de nos mousseline et mayonnaise. Les vulves et tétines de truie farcies, quant à elles, disparaîtront de notre paysage gastronomique.
Les sauces, qu’elles accompagnent des brochettes grillées ou qu’elles mouillent des ragoûts de viande ou de poisson, suivent fidèlement la tradition grecque. Notre saumure de poisson fermenté, que nous traçons depuis les Babyloniens, est désormais connue sous le nom de garum, et tient lieu de condiment principal. Le poivre demeure l’épice exotique la plus prisée. Au 1er siècle après J.-C., les marchands romains vont même directement s’en procurer sur la côte de Malabare, en traversant l’Océan indien. Aux côtés du poivre, se tient le laser, toujours aussi apprécié. En revanche, les autres aromates orientaux, à savoir le gingembre et la cannelle, que nous connaissons bien, ainsi que le nard indien et le costus, que nous avons oubliés, sont très discrets, notamment par rapport aux herbes indigènes telles que la livèche, le cumin, la rue, la coriandre, la menthe, l’origan, la sarriette, l’aneth, le carvi, le persil, le thym et le fenouil.
Notons également que les romains apprécient leurs sauces liées, et liées à la fécule, c’est-à-dire du blé trempé et mis à sécher. Plus exceptionnellement, elles sont liées au riz, au foie de lièvre ou au pain.
Mais on ne peut pas parler de la cuisine romaine sans évoquer deux de ses principaux piliers : le miel et le vinaigre qui, ensemble, donnent la saveur aigre-douce, déjà si appréciée des Grecs et des Babyloniens et qui, comme nous l’avons déjà dit, ne nous lâchera pas de sitôt.
Bref, pour illustrer cette cuisine de l’Empire romain, la sauce pour autruche bouillie d’Apicius est l’une des plus parlantes. Dans du vin de paille, on fait bouillir du poivre et du garum, des graines de céleri – qui sont très communes chez Apicius – de la menthe et du cumin. Et puis, cela va sans dire, du miel et du vinaigre pour donner l’aigre-doux, qui est renforcé par un édulcorant, à savoir la datte. Apicius utilise d’autres édulcorants, tels que les raisins secs, les pruneaux, les figues et le fameux defritum. Un sirop obtenu à partir de la réduction du moût de raisin, technique encore utilisée pour réaliser le non moins fameux sirop de Liège, qui est une réduction de moût, non pas de raisin, mais bien de pommes et de poires.
Podcast de l'émission Sacré Cocktail
Pierre Leclercq
Novembre 2012