Le corps en jeu
« Ce que je trouve passionnant dans les comptines, c’est qu’elles montrent très bien la pensée de l’enfant. Par exemple, quand on chante “promenons-nous dans les bois pendant que le loup n’y est pas”, on demande ensuite “loup, que fais-tu ?” Cela révèle quelque chose de la pensée de l’enfant : quand on pense à une chose, ce quelque chose devient présent. C’est ce qu’on appelle la pensée magique. Par ailleurs, dans cette comptine, le loup doit prendre un enfant qui est hors de son camp sans montrer qu’il va sortir. Le jeu consiste donc à dépister l’excitation chez le loup... C’est donc un apprentissage de l’état émotionnel de l’autre », explique Jean-Marie Gauthier. Autrement dit, la comptine n’est pas seulement un outil favorisant les apprentissages cognitifs : elle permet surtout d’exprimer et de contrôler ses émotions, tout en favorisant la socialisation. Laquelle est précisément une question de rythme – intervenir au bon moment dans une conversation par exemple ! – mais aussi de posture corporelle, comme le rappellent à chaque occasion les conseillers en communication.
Promenons-nous dans les bois :
En tant que condensé du fonctionnement de l’enfant, la comptine est, pour Jean-Marie Gauthier, très révélatrice. « J’ai pu observer dans les écoles que les enfants qui n’étaient pas bien à l’école... n’étaient pas bien dans la comptine. Dans la comptine, on voit tout de suite ceux qui ont des troubles d’orientation spatiale et n’arrivent pas à tourner avec les autres par exemple, ou tournent dans le mauvais sens... » Or, la socialisation passe précisément par ce rythme commun, cette faculté de chanter « en chœur », de ne pas intervenir à contretemps ou à contresens. Dans la comptine, celui ou celle qui ne parvient pas à s’accorder rythmiquement et émotionnellement aux autres peut, pour le pédopsychiatre, être rapidement identifié. Révélatrice, la comptine pourrait aussi constituer une aide précieuse pour les enfants en difficulté. « Aujourd’hui, dès qu’un enfant a des problèmes de repérage de l’espace, du temps, on le met en psychomotricité mais les comptines apprennent aussi ces notions ! » Encore faut-il que les comptines soient intégrées au quotidien des enfants, ce qui est apparemment de moins en moins le cas. « Les comptines sont un outil extrêmement précieux mais sont un peu négligées aujourd’hui. Dans les écoles, on préfère souvent les contes aux comptines parce que cela dérange moins la classe et que cela ne met pas le corps en jeu.... Actuellement, il faut apprendre à lire, à reconnaître les chiffres, les lettres, mais il semble qu’on ait oublié que ces apprentissages passent par la pratique corporelle, c’est-à-dire par le fait que l’enfant doit s’approprier un corps qui lui sert de repère spatial. Aujourd’hui, on a l’impression que tout se passe dans le cerveau ! Dans certaines écoles, on voudrait être tout de suite dans le verbal, alors que cela ne correspond pas au vécu de l’enfant. L’enfant est dans son corps. C’est comme cela qu’il doit être mobilisé. » Face à la pression de l’apprentissage et de la performance dès le plus jeune âge, la question est en effet posée : quelle est aujourd’hui la place faite au corps et au relationnel dans les classes maternelles et primaires ? « C’est un peu polémique mais je pense qu’il y a une méconnaissance de la psychologie relationnelle dans les écoles. Les enseignants connaissent la psychologie de l’apprentissage de l’enfant mais beaucoup moins la psychologie relationnelle, ce qui est vraiment dommage. Il y a là un travail à faire. »
Qui a peur des comptines ?
© diego cervo - Fotolia.comLa perte de vitesse des comptines n’est pas, du reste, le seul fait des écoles. Comme l’observe Jean-Marie Gauthier, les parents sont en réalité les premières victimes de cette tendance à la rationalisation maximale concernant l’éducation de leur progéniture. « Les comptines correspondent vraiment à un vécu fondamental de l’enfant. Mais beaucoup d’adultes ont tendance à juger cela « gnangnan ». Certains ont peur de retomber en enfance, comme si c’était dangereux. Aujourd’hui, on associe facilement infantile et abêtissant. Je lutte beaucoup contre cette idée : il y a des choses qui sont très vraies chez l’enfant au niveau de l’émotion ! » Néanmoins, inutile de se forcer à la comptine pour plaire aux pédopsychiatres : si l’adulte ne trouve pas lui aussi du plaisir à l’exercice, le partage émotionnel ne fonctionnera évidemment pas. « La parole de l’enfant est toujours émotionnelle, le contact est toujours émotionnel, donc la comptine ne passera que si vous-même y prenez du plaisir. » En consultation, Jean-Marie Gauthier observe par ailleurs que des problèmes relationnels importants se font jour de plus en plus tôt chez les enfants. « Parmi les symptômes, on retrouve entre autres cette difficulté à considérer l’émotionnel, commente-t-il. Les parents ont tendance à tenir à leur enfant un discours adulte, raisonnable. Aujourd’hui, nous sommes dans une idéologie qui est que l’enfant doit connaître très vite les réalités de l’adulte. Mais il faut permettre à l’enfant d’être un enfant : il faut qu’il soit confronté à des réalités qu’il peut maîtriser, pas à des choses qui le dépassent. » Par ailleurs, d’autres troubles dits en augmentation, comme l’hyperactivité ou les comportements impulsifs, ne sont pas non plus sans lien avec les enjeux de la comptine : « Nous devons prendre conscience qu’aujourd’hui, l’espace de l’enfant s’est considérablement réduit, que ce soit au niveau de l’habitat ou des trajets. Les enfants ne vont plus à l’école à pied ; le rapport à l’espace n’est plus un rapport de liberté comme c’était le cas il y a quelques décennies. Or, je crois profondément que les enfants doivent exercer leur corps, non seulement pour se repérer dans l’espace mais aussi pour comprendre le monde. On comprend le monde d’abord par son corps. » Comme si l’interdit du déplacement – jugé dangereux et fauteur de troubles – avait succédé aux interdits disciplinaires du passé, les occasions pour l’enfant de se mouvoir et d’expérimenter les possibilités et limites de son corps semblent s’être réduites comme peau de chagrin. Reste la parenthèse enchantée de la comptine – que l’on appréciera par conséquent à sa juste valeur – où corps et mémoire, chiffres et lettres, langage et gestes continuent de faire la ronde.
Julie Luong
Novembre 2012
Julie Luong est journaliste indépendante
Jean-Marie Gauthier est pédopsychiatre. Il enseigne la psychologie de l'enfant et de l'adolescent, ainsi que la psychologie clinique à L'ULg.
Voir son parcours chercheur sur Reflexions
Un grand merci aux enfants des classes maternelles de Mmes Carine et Charlotte, de l'école St Jean-Marie, Sart Tilman, qui ont chanté pour nous quelques comptines !