Quoi qu’il en soit, la maternité est donc ici l’alpha et l’oméga de la vie féminine, tendance contre laquelle s’est récemment insurgée Élisabeth Badinter, dont Le conflit : la femme et la mère met en évidence la révolution silencieuse qui, en trente ans, a remis la maternité au cœur du destin féminin ; la philosophe y réfute l'existence d'un instinct maternel tout en dénonçant une « idéologie de la mère parfaite ».
Si Nancy Huston ne conteste pas le progrès apporté à beaucoup d’Occidentales par la contraception et par certaines avancées de la légalisation en faveur de l’avortement, elle s’insurge contre l’identité des sexes. Si on l’en croit, pareille idéologie explique la désacralisation de ce qui reste la différence irréductible, à savoir la maternité. Alors que l’immense majorité des femmes deviennent encore mères, il s’agirait d’une « maternité sans reflet », « un petit accident de parcours, vite résorbable », dont il est urgent d’effacer toutes les traces sur le corps. Peinture, sculpture, photographie, défilés de mode, magazines … rien dans nos images contemporaines ne suggère plus la beauté de la fécondité. Une dissociation s’est opérée entre la féminité et la maternité, laquelle est oblitérée pour son incompatibilité avec « l’idéal occidental de ‘l’individu autonome’ ». À l’instar des stars de cinéma, beaucoup de femmes dissimulent les épisodes de la grossesse et de l’accouchement dans la sphère intime, prétend-elle tout en lançant de petites piques contre cette femme politique (aisément identifiable !) qui était réapparue dans la vie publique, dossiers sous le bras et talons aiguilles, quatre jours après la naissance de sa fille.
Le monde de l’image est conditionné par le regard du mâle humain ; au cours des temps, sa vue « s’est adaptée pour reconnaître les femelles fécondables et envoyer des signaux à ses testicules pour y réagir », alors que le désir féminin est nettement moins tributaire de l’image. Selon l’interprétation de l’écrivaine, dès l’âge de six ou sept ans, le parcours des enfants se scinde : les garçons deviennent « regardeurs » tandis que devenues « regardées », les petites filles dédoubleront dorénavant leur regard et se verront simultanément « à travers les yeux intériorisés de l’autre ». À l’adolescence, les garçons rêveront de guerre et d’autres aventures périlleuses pour prouver leur virilité, tandis que le rêve des jeunes filles sera d’être belles. Le male gaze porté sur le corps féminin à travers la caméra fascine les spectatrices. La beauté des stars et le désir qu’elles lisent dans les yeux de l’homme leur feront porter un jugement impitoyable sur elles-mêmes. Assez paradoxalement, si les revendications féministes ont aidé les femmes à asseoir leur indépendance économique et à se faire davantage sujets actifs, leurs victoires auront contribué à les rendre plus objets que jamais auparavant. « Plus elles gagnent de l’argent, plus elles en dépensent pour leur beauté », et alors que le corps féminin s’est émancipé de beaucoup de servitudes, nos contemporaines se font complices involontaires d’un sexisme hypocrite et s’imposent des contraintes anxiogènes que peu d’hommes auraient pu obtenir. Quelle contradiction de continuer à nier la différence des sexes tout en l’exacerbant à travers les industries de la beauté et de la pornographie, annonce-t-elle dans l’avant-propos.
Images de stars, ou publicité pour produits de beauté, vêtements, maquillage, parfums ou encore régimes minceur, la machine économique s’active à flatter le narcissisme. Obsédées par leur image, les femmes s’efforcent d’attirer le regard masculin. Jeunes et jolies, certaines caressent le fantasme d’accéder au royaume des stars et cèdent à la tentation de vendre leur image, prélude, à un cycle infernal qui en fait tomber certaines dans la prostitution. Confrontés à une omniprésence de la nudité féminine souvent doublée de la défense de toucher, les hommes trouvent une autre forme de défoulement dans la pornographie. Il arrive aussi que la beauté de « ces créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent » (citation de Virginie Despentes en exergue d’un chapitre), soit vécue comme une provocation leur valant le harcèlement, voire l’agression. Et Nancy Huston de dénoncer alors le sort de ces « pauvres hommes (parfois aussi) », dérangés par le corps des femmes ! On voudrait la renvoyer au documentaire de Sofie Peeters sur le harcèlement de rue…, d’autant que l’essayiste prétend que, libre de s’habiller comme elle l’entend, l’Occidentale se veut « femme canon », se « sape pour tuer », et qu’il lui arrive même de défiler dans des slut walks vêtue de manière provocante pour affirmer ce droit… On ne peut lire un tel discours, émaillé de « pauvres hommes » et d’une traduction trahison de « marches de pute » pour slut walks sans s’offusquer.
Quand on affirme être bilingue et qu’on écrit dans les deux langues, qualifier de putes celles qui militent en faveur de la liberté du choix des vêtements révèle le jugement de valeur que l’on porte sur elles. L’auteure trahit la démarche des organisatrices de ces défilés, qui ont retenu, en français (au Canada aussi) comme en anglais, le terme adopté par les signataires du Manifeste des 343 salopes de 1973 (the Manifesto of the 343 sluts). Une salope n’est pas une pute. Même si l’évolution de sa pensée nous y préparait, on a quelque difficulté à imaginer que celle qui a milité dans le cadre du MLF, qui a cofondé Sorcières et publié dans des revues telles qu’Histoires d’Elles et les Cahiers du GRIF en soit arrivée à adorer ce qu’elle avait voulu brûler (pour ne citer qu’eux, le corps et la maternité). Lors d’un « entretien du Vif » peu après la sortie de Regard, elle déclarait ceci : « Je ne sais pas si je me considère comme féministe, mais je signe des pétitions pour les Chiennes de Garde ou La Barbe. Disons que je tiens à améliorer la situation des femmes, tout en luttant contre l'oppression des hommes. […]. Le militantisme n'est plus de mon âge, il m'est plus urgent d'écrire ».
Militantisme ou pas, on est en droit de s’interroger sur l’idéologie précise de cet essai. Je me suis efforcée de restructurer les quelques idées maîtresses qui s’en dégagent, mais sans toujours réussir à suivre ses propos, confus, désordonnés et souvent contradictoires. Impossible souvent de saisir son point de vue précis dans certaines problématiques. Tantôt, elle escamote, tantôt elle déforme, tantôt encore elle tronque les propos tenus par des Françoise Héritier, Margaret Mead ou encore Élisabeth Badinter. Même en retrouvant les phrases citées, il arrive qu’on ait peine à comprendre où elle veut en venir. Retour à la féminité traditionnelle prêchée avec passion autour d’un discours chaotique et de jugements à l’emporte-pièce, Reflets dans un œil d’homme pèche gravement par manque de structure, d’information et d’argumentation scientifiques. Bonne romancière, Nancy Huston est ici piètre essayiste. Peu avertie de travaux récents tout en voulant créer l’illusion de se fonder sur des données scientifiques, pressée d’écrire, elle se borne à faire état de son expérience individuelle, du destin tragique d’une poignée de figures féminines, selon elles emblématiques (dont celui de la philosophe prostituée Nelly Alcan ; le volume s’ouvre d’ailleurs sur un hommage à Putain, qui a déclenché sa réflexion), ainsi que du témoignage de trois amis artistes.
Fort heureusement, ce livre suscite la polémique !
Juliette Dor
Novembre 2012
Juliette Dor est professeure ordinaire honoraire au département de Langues Modernes de l'ULg. Elle est aussi membre du FERULg (Femmes Enseignement Recherche ULg).
Nancy HUSTON, Reflets dans un œil d’homme, Actes Sud/ Leméac, 2012, 317 p., ISBN-10: 2330005873 et-13: 978-2330005870.
Photo : Nancy Huston lors du débat à l'ULg «À quoi sert la littérature ?» lors de la rentrée académique 2007, où elle a reçu les insignes de docteur honoris causa © Université de Liège - Michel Houet
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