Nancy Huston : Urgence d'écrire...

hustonNancy Huston, honorée par l'Université de Liège du titre de docteur honoris causa pour son œuvre littéraire, a publié cette année un essai intitulé  Reflets dans un œil d’homme, dans lequel elle livre ses réflexions sur la femme et le regard que l'homme porte sur elle, tout en s'en prenant aux études de genres. Cet ouvrage a au moins le mérite de susciter la réflexion... et la polémique.

« On ne naît pas femme, on le devient ».  Depuis 1949, cette formule percutante d’un des textes fondateurs du féminisme français a maintes fois été revisitée, remodelée, contestée. Qualifiée de « boutade beauvoirienne » dès la première page, cette affirmation paradoxale du Deuxième sexe enserre littéralement l’essai puisqu’elle resurgit, déconstruite, quatre pages avant la fin, sous la forme « On naît bel et bien fille ou garçon, et ensuite … ça se travaille ». Au-delà de Beauvoir, c’est contre les gender studies que l’auteure part en croisade. Elle le fait avec énergie tout au long de l’ouvrage et sans craindre la répétition, mais les attaque plus particulièrement sous « Genre. Quand tu nous tiens », chapitre au titre éloquent, qui dénigre l’approche en la qualifiant de « théorie angéliste ». Un bref historique de la naissance des études de genre les replace dans le mouvement de rejet des théories naturistes et eugénistes des nazis, auquel a succédé, fin des années 80, un basculement dans l’autre extrême, sous la forme de l’archidéterminisme de la sociobiologie des États-Unis. La France vivrait un divorce grandissant entre scientifiques et philosophes, ceux-ci ignorant les découvertes de ceux-là et clamant notamment l’incompatibilité du règne des lois de la jungle avec l’idéal républicain. « Le mot ‘sexe’ est devenu quasi tabou [….] parce qu’il traduirait une soumission lâche et paresseuse à l’idée aliénante selon laquelle il pourrait exister de réelles différences entre hommes et femmes.

C’est donc la dénégation des différences sexuelles qui, sous le vocable de gender studies (‘études du genre’), a pris de l’ascendant dans les universités du monde occidental. ». Par leur rejet du darwinisme, les « genristes » partageraient l’angélisme des créationnistes américains : orgueilleuse, ce que l’essayiste perçoit comme leur théorie refuse en effet  de placer l’être humain dans la continuité biologique directe du monde animal. Dans la foulée, la Franco-canadienne s’en prend à la théorie queer ainsi qu’à ceux qui repensent l’identité en dehors du clivage binaire traditionnel. Elle semble ignorer que même la génétique contemporaine tend actuellement à complexifier la différence des sexes. Aucune allusion, par exemple, aux travaux d’Anne Fausto-Sterling, qui écrivait déjà en 1993 dans Science que les deux sexes ne représentaient pas la totalité de l’espèce humaine et plaidait en faveur de la reconnaissance de cinq sexes. Pas plus tard qu’en mars dernier, au cours du séminaire-débat qu’elle nous a donné au FERULg, la biologiste Joëlle Wiels (directrice de recherche au CNRS) a rappelé la présence d’un nombre important d’individus dont la formule chromosomique s’écarte de l’opposition binaire XX/XY.

L’essayiste participe à la levée de bouclier contre ce qui est devenu, déclare-t-elle, l’idéologie officielle des intellectuels français ; elle s’en prend plus spécifiquement au bain de gender studies dont serait imprégné le monde universitaire, à la création d’une chaire à l’Institut d’études politiques, et, on s’y attendait, à l’introduction de la théorie du genre dans tous les lycées publics. Il lui est intolérable que, dès la rentrée de 2011, des élèves de première lisent dans leur manuel de Science et Vie de la Terre la phrase fatidique « On ne naît pas homme ou femme, on le devient en fonction d’un choix personnel ». Tout comme le texte de la pétition des députés de l’UMP au Ministre, elle extrait un passage du manuel Hachette : « Le sexe biologique nous identifie mâle ou femelle mais ce n'est pas pour autant que nous pouvons nous qualifier de masculin ou de féminin ». On remarquera qu’en amputant la citation de la phrase suivante (« Cette identité sexuelle, construite tout au long de notre vie, dans une interaction constante entre le biologique et contexte socio-culturel, est pourtant décisive dans notre positionnement par rapport à l'autre »), elle fausse la donne, ce qui l’autorise à conclure que c’est là un refus angélique de notre animalité en dépit des 98 % de gènes que nous partageons avec les chimpanzés.

Or Reflets dans un œil d’homme se fonde principalement sur la dimension animale de l’homo sapiens. Si l’auteure ne peut qu’approuver la révolution qui a permis une distinction radicale entre sexualité et reproduction, elle ressasse comme un leitmotiv la thèse que nos comportements sont infléchis par une programmation nous dictant de nous reproduire. Ignorant la créativité qui permet aux humains d’évoluer, elle clame que la perpétuation de l’espèce impose ainsi leurs rôles respectifs aux  mâles et aux femelles suivant un scénario resté identique à celui qu’ont connu nos ancêtres de la préhistoire : l’homme part à la chasse et apporte son butin à la femme, laquelle, plus fragile, passive et sédentaire, attend le retour du mâle au fond de la caverne au milieu de sa progéniture (thèse évolutionniste – qui figure, par exemple, dans Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus). Selon ce schéma, tout est simple. D’un côté le mâle obnubilé par le besoin d’essaimer sa semence auprès de femelles jeunes et belles pour maximiser les chances de survie de ses gènes. De l’autre, une femelle dont l’impératif biologique est de mettre sa maternité sous les meilleurs auspices ; elle est, dès lors, à la recherche d’un père fiable, riche et fort, qui assurera la protection de sa grossesse et ensuite des petits. Les rapports entre filles et garçons sont déterminés par leurs destinées reproductrices respectives et si « les hommes veulent féconder le plus de ventres dans le moins de temps possible », « la femelle humaine, au contraire, n’a pas d’intérêt à copuler avec le premier venu […]. Afin d’être certaine d’avoir des rejetons viables, susceptibles de transmettre ses gènes à son tour, elle doit peser le pour et le contre de chaque coït ».

Impossible d’aller plus loin dans cette problématique, sans déplorer l’extrême pauvreté de l’information scientifique de l’écrivaine. Elle méconnaît ici les réflexions et stratégies polyphoniques mises en place ces dernières décennies par des ethnologues, anthropologues, préhistoriens, ou encore neurobiologistes pour réévaluer la question des rôles sociaux dans la préhistoire. Plus question dans ce renouveau de reconstruire le modèle des rôles sexuels des origines en renvoyant, comme en miroir, à la société des luttes féministes du 20e siècle. Plus question dès lors non plus de chercher des preuves destinées à valider des partis-pris militants : ces chercheurs entendent porter de nouveaux regards sur les sociétés préhistoriques afin de démystifier les présupposés jugés indiscutables et de formuler de nouvelles hypothèses.


Nancy HUSTON, Reflets dans un œil d’homme, Actes Sud/ Leméac, 2012, 317 p.,  ISBN-10: 2330005873 et-13: 978-2330005870.

 

« On ne naît pas femme, on le devient ».  Depuis 1949, cette formule percutante d’un des textes fondateurs du féminisme français a maintes fois été revisitée, remodelée, contestée. Qualifiée de « boutade beauvoirienne » dès la première page, cette affirmation paradoxale du Deuxième sexe enserre littéralement l’essai puisqu’elle resurgit, déconstruite, quatre pages avant la fin, sous la forme « On naît bel et bien fille ou garçon, et ensuite … ça se travaille ». Au-delà de Beauvoir, c’est contre les gender studies que l’auteure part en croisade. Elle le fait avec énergie tout au long de l’ouvrage et sans craindre la répétition, mais les attaque plus particulièrement sous « Genre. Quand tu nous tiens », chapitre au titre éloquent, qui dénigre l’approche en la qualifiant de « théorie angéliste ». Un bref historique de la naissance des études de genre les replace dans le mouvement de rejet des théories naturistes et eugénistes des nazis, auquel a succédé, fin des années 80, un basculement dans l’autre extrême, sous la forme de l’archidéterminisme de la sociobiologie des Etats Unis. La France vivrait un divorce grandissant entre scientifiques et philosophes, ceux-ci ignorant les découvertes de ceux-là et clamant notamment l’incompatibilité du règne des lois de la jungle avec l’idéal républicain. « Le mot ‘sexe’ est devenu quasi tabou [….] parce qu’il traduirait une soumission lâche et paresseuse à l’idée aliénante selon laquelle il pourrait exister de réelles différences entre hommes et femmes. C’est donc la dénégation des différences sexuelles qui, sous le vocable de gender studies (‘études du genre’), a pris de l’ascendant dans les universités du monde occidental. ». Par leur rejet du darwinisme, les « genristes » partageraient l’angélisme des créationnistes américains : orgueilleuse, ce que l’essayiste perçoit comme leur théorie refuse en effet  de placer l’être humain dans la continuité biologique directe du monde animal. Dans la foulée, la Franco-canadienne s’en prend à la théorie queer ainsi qu’à ceux qui repensent l’identité en dehors du clivage binaire traditionnel. Elle semble ignorer que même la génétique contemporaine tend actuellement à complexifier la différence des sexes. Aucune allusion, par exemple, aux travaux d’Anne Fausto-Sterling, qui écrivait déjà en 1993 dans Science que les deux sexes ne représentaient pas la totalité de l’espèce humaine et plaidait en faveur de la reconnaissance de cinq sexes. Pas plus tard qu’en mars dernier, au cours du séminaire-débat qu’elle nous a donné au FERULg, la biologiste Joëlle Wiels (directrice de recherche au CNRS) a rappelé la présence d’un nombre important d’individus dont la formule chromosomique s’écarte de l’opposition binaire XX/XY (http://www.ferulg.ulg.ac.be/arch_conferences.html).

L’essayiste participe à la levée de bouclier contre ce qui est devenu, déclare-t-elle, l’idéologie officielle des intellectuels français ; elle s’en prend plus spécifiquement au bain de gender studies dont serait imprégné le monde universitaire, à la création d’une chaire à l’Institut d’études politiques, et, on s’y attendait, à l’introduction de la théorie du genre dans tous les lycées publics. Il lui est intolérable que, dès la rentrée de 2011, des élèves de première liront dans leur manuel de Science et Vie de la Terre la phrase fatidique « On ne naît pas homme ou femme, on le devient en fonction d’un choix personnel ». Tout comme le texte de la pétition des députés de l’UMP au Ministre, elle extrait un passage du manuel Hachette : « Le sexe biologique nous identifie mâle ou femelle mais ce n'est pas pour autant que nous pouvons nous qualifier de masculin ou de féminin ». On remarquera qu’en amputant la citation de la phrase suivante (« Cette identité sexuelle, construite tout au long de notre vie, dans une interaction constante entre le biologique et contexte socio-culturel, est pourtant décisive dans notre positionnement par rapport à l'autre »), elle fausse la donne, ce qui l’autorise à conclure que c’est là un refus angélique de notre animalité en dépit des 98 % de gènes que nous partageons avec les chimpanzés.

Or Reflets dans un œil d’homme se fonde principalement sur la dimension animale de l’homo sapiens. Si l’auteure ne peut qu’approuver la révolution qui a permis une distinction radicale entre sexualité et reproduction, elle ressasse comme un leitmotiv la thèse que nos comportements sont infléchis par une programmation nous dictant de nous reproduire. Ignorant la créativité qui permet aux humains d’évoluer, elle clame que la perpétuation de l’espèce impose ainsi leurs rôles respectifs aux  mâles et aux femelles suivant un scénario resté identique à celui qu’ont connu nos ancêtres de la préhistoire : l’homme part à la chasse et apporte son butin à la femme, laquelle, plus fragile, passive et sédentaire, attend le retour du mâle au fond de la caverne au milieu de sa progéniture (thèse évolutionniste – qui figure, par exemple, dans Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus). Selon ce schéma, tout est simple. D’un côté le mâle obnubilé par le besoin d’essaimer sa semence auprès de femelles jeunes et belles pour maximiser les chances de survie de ses gènes. De l’autre, une femelle dont l’impératif biologique est de mettre sa maternité sous les meilleurs auspices ; elle est, dès lors, à la recherche d’un père fiable, riche et fort, qui assurera la protection de sa grossesse et ensuite des petits. Les rapports entre filles et garçons sont déterminés par leurs destinées reproductrices respectives et si « les hommes veulent féconder le plus de ventres dans le moins de temps possible », « la femelle humaine, au contraire, n’a pas d’intérêt à copuler avec le premier venu […]. Afin d’être certaine d’avoir des rejetons viables, susceptibles de transmettre ses gènes à son tour, elle doit peser le pour et le contre de chaque coït ». Impossible d’aller plus loin dans cette problématique, sans déplorer l’extrême pauvreté de l’information scientifique de l’écrivaine. Elle méconnaît ici les réflexions et stratégies polyphoniques mises en place ces dernières décennies par des ethnologues, anthropologues, préhistoriens, ou encore neurobiologistes pour réévaluer la question des rôles sociaux dans la préhistoire. Plus question dans ce renouveau de reconstruire le modèle des rôles sexuels des origines en renvoyant, comme en miroir, à la société des luttes féministes du XXème siècle. Plus question dès lors non plus de chercher des preuves destinées à valider des partis-pris militants : ces chercheurs entendent porter de nouveaux regards sur les sociétés préhistoriques afin de démystifier les présupposés jugés indiscutables et de formuler de nouvelles hypothèses.

Quoi qu’il en soit, la maternité est donc ici l’alpha et l’oméga de la vie féminine, tendance contre laquelle s’est récemment insurgée Elisabeth Badinter, dont Le conflit : la femme et la mère met en évidence la révolution silencieuse qui, en trente ans, a remis la maternité au cœur du destin féminin ; la philosophe y réfute l'existence d'un instinct maternel tout en dénonçant une « idéologie de la mère parfaite ». Si Nancy Huston ne conteste pas le progrès apporté à beaucoup d’Occidentales par la contraception et par certaines avancées de la légalisation en faveur de l’avortement, elle s’insurge contre l’identité des sexes. Si on l’en croit, pareille idéologie explique la désacralisation de ce qui reste la différence irréductible, à savoir la maternité. Alors que l’immense majorité des femmes deviennent encore mères, il s’agirait d’une « maternité sans reflet », « un petit accident de parcours, vite résorbable », dont il est urgent d’effacer toutes les traces sur le corps. Peinture, sculpture, photographie, défilés de mode, magazines … rien dans nos images contemporaines ne suggère plus la beauté de la fécondité. Une dissociation s’est opérée entre la féminité et la maternité, laquelle est oblitérée pour son incompatibilité avec « l’idéal occidental de ‘l’individu autonome’ ». A l’instar des stars de cinéma, beaucoup de femmes dissimulent les épisodes de la grossesse et de l’accouchement dans la sphère intime, prétend-t-elle tout en lançant de petites piques contre cette femme politique (aisément identifiable !) qui était réapparue dans la vie publique dossiers sous le bras et talons aiguilles quatre jours après la naissance de sa fille.

Le monde de l’image est conditionné par le regard du mâle humain ; au cours des temps, sa vue « s’est adaptée pour reconnaître les femelles fécondables et envoyer des signaux à ses testicules pour y réagir », alors que le désir féminin est nettement moins tributaire de l’image. Selon l’interprétation de l’écrivaine, dès l’âge de six ou sept ans, le parcours des enfants se scinde : les garçons deviennent « regardeurs » tandis que devenues « regardées », les petites filles dédoubleront dorénavant leur regard et se verront simultanément « à travers les yeux intériorisés de l’autre ». A l’adolescence, les garçons rêveront de guerre et d’autres aventures périlleuses pour prouver leur virilité, tandis que le rêve des jeunes filles sera d’être belles. Le male gaze porté sur le corps féminin à travers la caméra fascine les spectatrices. La beauté des stars et le désir qu’elles lisent dans les yeux de l’homme leur feront porter un jugement impitoyable sur elles-mêmes. Assez paradoxalement, si les revendications féministes ont aidé les femmes à asseoir leur indépendance économique et à se faire davantage sujets actifs, leurs victoires auront contribué à les rendre plus objets que jamais auparavant. « Plus elles gagnent de l’argent, plus elles en dépensent pour leur beauté », et alors que le corps féminin s’est émancipé de beaucoup de servitudes, nos contemporaines se font complices involontaires d’un sexisme hypocrite et s’imposent des contraintes anxiogènes que peu d’hommes auraient pu obtenir. Quelle contradiction de continuer à nier la différence des sexes tout en l’exacerbant à travers les industries de la beauté et de la pornographie, annonce-t-elle dans l’avant-propos.

Images de stars, ou publicité pour produits de beauté, vêtements, maquillage, parfums ou encore régimes minceur, la machine économique s’active à flatter le narcissisme. Obsédées par leur image, les femmes s’efforcent d’attirer le regard masculin. Jeunes et jolies, certaines caressent le fantasme d’accéder au royaume des stars et cèdent à la tentation de vendre leur image, prélude, à un cycle infernal qui en fait tomber certaines dans la prostitution. Confrontés à une omniprésence de la nudité féminine souvent doublée de la défense de toucher, les hommes trouvent une autre forme de défoulement dans la pornographie. Il arrive aussi que la beauté de « ces créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent » (citation de Virginie Despentes en exergue d’un chapitre), soit vécue comme une provocation leur valant le harcèlement, voire l’agression. Et Nancy Huston de dénoncer alors le sort de ces « pauvres hommes (parfois aussi) », dérangés par le corps des femmes !  On voudrait la renvoyer au documentaire de Sofie Peeters sur le harcèlement de rue…, d’autant que l’essayiste prétend que, libre de s’habiller comme elle l’entend, l’Occidentale se veut « femme canon », se « sape pour tuer »,  et qu’il lui arrive même de défiler dans des slut walks vêtue de manière provocante pour affirmer ce droit… On ne peut lire un tel discours, émaillé de « pauvres hommes » et d’une traduction trahison de « marches de pute » pour slut walks sans s’offusquer.

Quand on affirme être bilingue et qu’on écrit dans les deux langues, qualifier de putes celles qui militent en faveur de la liberté du choix des vêtements révèle le jugement de valeur que l’on porte sur elles. L’auteure trahit la démarche des organisatrices de ces défilés, qui ont retenu, en français (au Canada aussi) comme en anglais, le terme adopté par les signataires du Manifeste des 343 salopes de 1973 (the Manifesto of the 343 sluts). Une salope n’est pas une pute. Même si l’évolution de sa pensée nous y préparait, on a quelque difficulté à imaginer que celle qui a milité dans le cadre du MLF, qui a cofondé Sorcières et publié dans des revues telles qu’Histoires d’Elles et les Cahiers du GRIF en soit arrivée à adorer ce qu’elle avait voulu brûler (pour ne citer qu’eux, le corps et la maternité). Lors d’un « entretien du Vif » peu après la sortie de Regard, elle déclarait ceci : « Je ne sais pas si je me considère comme féministe, mais je signe des pétitions pour les Chiennes de Garde ou La Barbe. Disons que je tiens à améliorer la situation des femmes, tout en luttant contre l'oppression des hommes. […]. Le militantisme n'est plus de mon âge, il m'est plus urgent d'écrire ».

Militantisme ou pas, on est en droit de s’interroger sur l’idéologie précise de cet essai. Je me suis efforcée de restructurer les quelques idées maitresses qui s’en dégagent, mais sans toujours réussir à suivre ses propos, confus, désordonnés et souvent contradictoires. Impossible souvent de saisir son point de vue précis dans certaines problématiques. Tantôt, elle escamote, tantôt elle déforme, tantôt encore elle tronque les propos tenus par des Françoise Héritier, Margaret Mead ou encore Elisabeth Badinter. Même en retrouvant les phrases citées, il arrive qu’on ait peine à comprendre où elle veut en venir. Retour à la féminité traditionnelle prêchée avec passion autour d’un discours chaotique et de jugements à l’emporte-pièce, Reflets dans un œil d’homme pèche gravement par manque de structure, d’information et d’argumentation scientifiques. Bonne romancière, Nancy Huston est ici piètre essayiste. Peu avertie de travaux récents tout en voulant créer l’illusion de se fonder sur des données scientifiques, pressée d’écrire, elle se borne à faire état de son expérience individuelle, du destin tragique d’une poignée de figures féminines, selon elles emblématiques (dont celui de la philosophe prostituée Nelly Alcan ; le volume s’ouvre d’ailleurs sur un hommage à Putain, qui a déclenché sa réflexion), ainsi que du témoignage de trois amis artistes.

Fort heureusement, ce livre suscite la polémique !

 

Juliette DOR

(Professeure ordinaire honoraire au département de Langues Modernes

Nancy HUSTON, Reflets dans un œil d’homme, Actes Sud/ Leméac, 2012, 317 p.,  ISBN-10: 2330005873 et-13: 978-2330005870.

 

« On ne naît pas femme, on le devient ».  Depuis 1949, cette formule percutante d’un des textes fondateurs du féminisme français a maintes fois été revisitée, remodelée, contestée. Qualifiée de « boutade beauvoirienne » dès la première page, cette affirmation paradoxale du Deuxième sexe enserre littéralement l’essai puisqu’elle resurgit, déconstruite, quatre pages avant la fin, sous la forme « On naît bel et bien fille ou garçon, et ensuite … ça se travaille ». Au-delà de Beauvoir, c’est contre les gender studies que l’auteure part en croisade. Elle le fait avec énergie tout au long de l’ouvrage et sans craindre la répétition, mais les attaque plus particulièrement sous « Genre. Quand tu nous tiens », chapitre au titre éloquent, qui dénigre l’approche en la qualifiant de « théorie angéliste ». Un bref historique de la naissance des études de genre les replace dans le mouvement de rejet des théories naturistes et eugénistes des nazis, auquel a succédé, fin des années 80, un basculement dans l’autre extrême, sous la forme de l’archidéterminisme de la sociobiologie des Etats Unis. La France vivrait un divorce grandissant entre scientifiques et philosophes, ceux-ci ignorant les découvertes de ceux-là et clamant notamment l’incompatibilité du règne des lois de la jungle avec l’idéal républicain. « Le mot ‘sexe’ est devenu quasi tabou [….] parce qu’il traduirait une soumission lâche et paresseuse à l’idée aliénante selon laquelle il pourrait exister de réelles différences entre hommes et femmes. C’est donc la dénégation des différences sexuelles qui, sous le vocable de gender studies (‘études du genre’), a pris de l’ascendant dans les universités du monde occidental. ». Par leur rejet du darwinisme, les « genristes » partageraient l’angélisme des créationnistes américains : orgueilleuse, ce que l’essayiste perçoit comme leur théorie refuse en effet  de placer l’être humain dans la continuité biologique directe du monde animal. Dans la foulée, la Franco-canadienne s’en prend à la théorie queer ainsi qu’à ceux qui repensent l’identité en dehors du clivage binaire traditionnel. Elle semble ignorer que même la génétique contemporaine tend actuellement à complexifier la différence des sexes. Aucune allusion, par exemple, aux travaux d’Anne Fausto-Sterling, qui écrivait déjà en 1993 dans Science que les deux sexes ne représentaient pas la totalité de l’espèce humaine et plaidait en faveur de la reconnaissance de cinq sexes. Pas plus tard qu’en mars dernier, au cours du séminaire-débat qu’elle nous a donné au FERULg, la biologiste Joëlle Wiels (directrice de recherche au CNRS) a rappelé la présence d’un nombre important d’individus dont la formule chromosomique s’écarte de l’opposition binaire XX/XY (http://www.ferulg.ulg.ac.be/arch_conferences.html).

L’essayiste participe à la levée de bouclier contre ce qui est devenu, déclare-t-elle, l’idéologie officielle des intellectuels français ; elle s’en prend plus spécifiquement au bain de gender studies dont serait imprégné le monde universitaire, à la création d’une chaire à l’Institut d’études politiques, et, on s’y attendait, à l’introduction de la théorie du genre dans tous les lycées publics. Il lui est intolérable que, dès la rentrée de 2011, des élèves de première liront dans leur manuel de Science et Vie de la Terre la phrase fatidique « On ne naît pas homme ou femme, on le devient en fonction d’un choix personnel ». Tout comme le texte de la pétition des députés de l’UMP au Ministre, elle extrait un passage du manuel Hachette : « Le sexe biologique nous identifie mâle ou femelle mais ce n'est pas pour autant que nous pouvons nous qualifier de masculin ou de féminin ». On remarquera qu’en amputant la citation de la phrase suivante (« Cette identité sexuelle, construite tout au long de notre vie, dans une interaction constante entre le biologique et contexte socio-culturel, est pourtant décisive dans notre positionnement par rapport à l'autre »), elle fausse la donne, ce qui l’autorise à conclure que c’est là un refus angélique de notre animalité en dépit des 98 % de gènes que nous partageons avec les chimpanzés.

Or Reflets dans un œil d’homme se fonde principalement sur la dimension animale de l’homo sapiens. Si l’auteure ne peut qu’approuver la révolution qui a permis une distinction radicale entre sexualité et reproduction, elle ressasse comme un leitmotiv la thèse que nos comportements sont infléchis par une programmation nous dictant de nous reproduire. Ignorant la créativité qui permet aux humains d’évoluer, elle clame que la perpétuation de l’espèce impose ainsi leurs rôles respectifs aux  mâles et aux femelles suivant un scénario resté identique à celui qu’ont connu nos ancêtres de la préhistoire : l’homme part à la chasse et apporte son butin à la femme, laquelle, plus fragile, passive et sédentaire, attend le retour du mâle au fond de la caverne au milieu de sa progéniture (thèse évolutionniste – qui figure, par exemple, dans Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus). Selon ce schéma, tout est simple. D’un côté le mâle obnubilé par le besoin d’essaimer sa semence auprès de femelles jeunes et belles pour maximiser les chances de survie de ses gènes. De l’autre, une femelle dont l’impératif biologique est de mettre sa maternité sous les meilleurs auspices ; elle est, dès lors, à la recherche d’un père fiable, riche et fort, qui assurera la protection de sa grossesse et ensuite des petits. Les rapports entre filles et garçons sont déterminés par leurs destinées reproductrices respectives et si « les hommes veulent féconder le plus de ventres dans le moins de temps possible », « la femelle humaine, au contraire, n’a pas d’intérêt à copuler avec le premier venu […]. Afin d’être certaine d’avoir des rejetons viables, susceptibles de transmettre ses gènes à son tour, elle doit peser le pour et le contre de chaque coït ». Impossible d’aller plus loin dans cette problématique, sans déplorer l’extrême pauvreté de l’information scientifique de l’écrivaine. Elle méconnaît ici les réflexions et stratégies polyphoniques mises en place ces dernières décennies par des ethnologues, anthropologues, préhistoriens, ou encore neurobiologistes pour réévaluer la question des rôles sociaux dans la préhistoire. Plus question dans ce renouveau de reconstruire le modèle des rôles sexuels des origines en renvoyant, comme en miroir, à la société des luttes féministes du XXème siècle. Plus question dès lors non plus de chercher des preuves destinées à valider des partis-pris militants : ces chercheurs entendent porter de nouveaux regards sur les sociétés préhistoriques afin de démystifier les présupposés jugés indiscutables et de formuler de nouvelles hypothèses.

Quoi qu’il en soit, la maternité est donc ici l’alpha et l’oméga de la vie féminine, tendance contre laquelle s’est récemment insurgée Elisabeth Badinter, dont Le conflit : la femme et la mère met en évidence la révolution silencieuse qui, en trente ans, a remis la maternité au cœur du destin féminin ; la philosophe y réfute l'existence d'un instinct maternel tout en dénonçant une « idéologie de la mère parfaite ». Si Nancy Huston ne conteste pas le progrès apporté à beaucoup d’Occidentales par la contraception et par certaines avancées de la légalisation en faveur de l’avortement, elle s’insurge contre l’identité des sexes. Si on l’en croit, pareille idéologie explique la désacralisation de ce qui reste la différence irréductible, à savoir la maternité. Alors que l’immense majorité des femmes deviennent encore mères, il s’agirait d’une « maternité sans reflet », « un petit accident de parcours, vite résorbable », dont il est urgent d’effacer toutes les traces sur le corps. Peinture, sculpture, photographie, défilés de mode, magazines … rien dans nos images contemporaines ne suggère plus la beauté de la fécondité. Une dissociation s’est opérée entre la féminité et la maternité, laquelle est oblitérée pour son incompatibilité avec « l’idéal occidental de ‘l’individu autonome’ ». A l’instar des stars de cinéma, beaucoup de femmes dissimulent les épisodes de la grossesse et de l’accouchement dans la sphère intime, prétend-t-elle tout en lançant de petites piques contre cette femme politique (aisément identifiable !) qui était réapparue dans la vie publique dossiers sous le bras et talons aiguilles quatre jours après la naissance de sa fille.

Le monde de l’image est conditionné par le regard du mâle humain ; au cours des temps, sa vue « s’est adaptée pour reconnaître les femelles fécondables et envoyer des signaux à ses testicules pour y réagir », alors que le désir féminin est nettement moins tributaire de l’image. Selon l’interprétation de l’écrivaine, dès l’âge de six ou sept ans, le parcours des enfants se scinde : les garçons deviennent « regardeurs » tandis que devenues « regardées », les petites filles dédoubleront dorénavant leur regard et se verront simultanément « à travers les yeux intériorisés de l’autre ». A l’adolescence, les garçons rêveront de guerre et d’autres aventures périlleuses pour prouver leur virilité, tandis que le rêve des jeunes filles sera d’être belles. Le male gaze porté sur le corps féminin à travers la caméra fascine les spectatrices. La beauté des stars et le désir qu’elles lisent dans les yeux de l’homme leur feront porter un jugement impitoyable sur elles-mêmes. Assez paradoxalement, si les revendications féministes ont aidé les femmes à asseoir leur indépendance économique et à se faire davantage sujets actifs, leurs victoires auront contribué à les rendre plus objets que jamais auparavant. « Plus elles gagnent de l’argent, plus elles en dépensent pour leur beauté », et alors que le corps féminin s’est émancipé de beaucoup de servitudes, nos contemporaines se font complices involontaires d’un sexisme hypocrite et s’imposent des contraintes anxiogènes que peu d’hommes auraient pu obtenir. Quelle contradiction de continuer à nier la différence des sexes tout en l’exacerbant à travers les industries de la beauté et de la pornographie, annonce-t-elle dans l’avant-propos.

Images de stars, ou publicité pour produits de beauté, vêtements, maquillage, parfums ou encore régimes minceur, la machine économique s’active à flatter le narcissisme. Obsédées par leur image, les femmes s’efforcent d’attirer le regard masculin. Jeunes et jolies, certaines caressent le fantasme d’accéder au royaume des stars et cèdent à la tentation de vendre leur image, prélude, à un cycle infernal qui en fait tomber certaines dans la prostitution. Confrontés à une omniprésence de la nudité féminine souvent doublée de la défense de toucher, les hommes trouvent une autre forme de défoulement dans la pornographie. Il arrive aussi que la beauté de « ces créatures tenues pour responsables du désir qu’elles suscitent » (citation de Virginie Despentes en exergue d’un chapitre), soit vécue comme une provocation leur valant le harcèlement, voire l’agression. Et Nancy Huston de dénoncer alors le sort de ces « pauvres hommes (parfois aussi) », dérangés par le corps des femmes !  On voudrait la renvoyer au documentaire de Sofie Peeters sur le harcèlement de rue…, d’autant que l’essayiste prétend que, libre de s’habiller comme elle l’entend, l’Occidentale se veut « femme canon », se « sape pour tuer »,  et qu’il lui arrive même de défiler dans des slut walks vêtue de manière provocante pour affirmer ce droit… On ne peut lire un tel discours, émaillé de « pauvres hommes » et d’une traduction trahison de « marches de pute » pour slut walks sans s’offusquer.

Quand on affirme être bilingue et qu’on écrit dans les deux langues, qualifier de putes celles qui militent en faveur de la liberté du choix des vêtements révèle le jugement de valeur que l’on porte sur elles. L’auteure trahit la démarche des organisatrices de ces défilés, qui ont retenu, en français (au Canada aussi) comme en anglais, le terme adopté par les signataires du Manifeste des 343 salopes de 1973 (the Manifesto of the 343 sluts). Une salope n’est pas une pute. Même si l’évolution de sa pensée nous y préparait, on a quelque difficulté à imaginer que celle qui a milité dans le cadre du MLF, qui a cofondé Sorcières et publié dans des revues telles qu’Histoires d’Elles et les Cahiers du GRIF en soit arrivée à adorer ce qu’elle avait voulu brûler (pour ne citer qu’eux, le corps et la maternité). Lors d’un « entretien du Vif » peu après la sortie de Regard, elle déclarait ceci : « Je ne sais pas si je me considère comme féministe, mais je signe des pétitions pour les Chiennes de Garde ou La Barbe. Disons que je tiens à améliorer la situation des femmes, tout en luttant contre l'oppression des hommes. […]. Le militantisme n'est plus de mon âge, il m'est plus urgent d'écrire ».

Militantisme ou pas, on est en droit de s’interroger sur l’idéologie précise de cet essai. Je me suis efforcée de restructurer les quelques idées maitresses qui s’en dégagent, mais sans toujours réussir à suivre ses propos, confus, désordonnés et souvent contradictoires. Impossible souvent de saisir son point de vue précis dans certaines problématiques. Tantôt, elle escamote, tantôt elle déforme, tantôt encore elle tronque les propos tenus par des Françoise Héritier, Margaret Mead ou encore Elisabeth Badinter. Même en retrouvant les phrases citées, il arrive qu’on ait peine à comprendre où elle veut en venir. Retour à la féminité traditionnelle prêchée avec passion autour d’un discours chaotique et de jugements à l’emporte-pièce, Reflets dans un œil d’homme pèche gravement par manque de structure, d’information et d’argumentation scientifiques. Bonne romancière, Nancy Huston est ici piètre essayiste. Peu avertie de travaux récents tout en voulant créer l’illusion de se fonder sur des données scientifiques, pressée d’écrire, elle se borne à faire état de son expérience individuelle, du destin tragique d’une poignée de figures féminines, selon elles emblématiques (dont celui de la philosophe prostituée Nelly Alcan ; le volume s’ouvre d’ailleurs sur un hommage à Putain, qui a déclenché sa réflexion), ainsi que du témoignage de trois amis artistes.

Fort heureusement, ce livre suscite la polémique !

 

Juliette DOR

(Professeure ordinaire honoraire au département de Langues Modernes

Page : 1 2 suivante