Maria Giulia Dondero et Jacques Fontenille viennent de publier Des images à problèmes. Le sens du visuel à l'épreuve de l'image scientifique, qui se veut en même temps un ouvrage de recherches en sémiotique et une exploration dans le domaine des pratiques scientifiques et épistémologiques contemporaines1. Les sémioticiens y trouveront des nouvelles propositions sur la théorie de l’énonciation – entre génèse et générativité – ainsi que sur les différents niveaux de pertinence sémiotique et sur la hiérarchisation des différents plans d’immanence (notamment la textualité et la pratique). Les scientifiques et les épistémologues des sciences y trouveront par contre une description du cheminement allant du questionnement sur un nouvel objet de recherches à sa stabilisation en objet scientifique tout court. Ce cheminement est décrit selon trois perspectives : la relation entre technologie et visualisation, la relation entre les genres discursifs de la recherche expérimentale et les différents degrés de la vulgarisation, la relation entre image et mathématisation. Les auteurs présentent ici un rapide aperçu de leurs recherches.
L’ouvrage commence en fait par l’étude de la production d’un référent scientifique dans le cadre de différentes disciplines et de leurs technologies (première partie), se poursuit par l’examen des dispositifs visuels exploités par différents genres relevant de la littérature scientifique prenant en compte les compétences supposées du lecteur (deuxième partie) ; enfin la question cruciale de la schématisation et de la mathématisation est abordée pour contribuer à l’étude de l’efficacité de la schématisation généralement et du diagramme en particulier dans le processus du raisonnement (troisième partie).
Dans les trois parties composant l’ouvrage, les auteurs se consacrent également à une réflexion sur les rapports entre stratégie didactique, réception esthétique et images artistiques afin d’explorer les influences mutuelles entre le monde des arts et le monde des sciences issues de la collaboration entre scientifiques, informaticiens, ingénieurs de recherche et artistes.
« Le numérique au service de la santé », Pictures of the future, Munich, Siemens, Automne-hiver 2004-2005, p. 34.Image courtesy of The Athinoula A. Martinos Center for Biomedical Imaging/www.martinos.org / R. Wang, T. Benner
Un exemple de vue d’artiste montrant deux étoiles en interaction. © NASA
Entre textualité et pratique : la théorie de l’énonciation révisitée
Du côté de la sémiotique visuelle, l’image scientifique offre un nouveau champ d’investigation en posant une question apparemment banale, mais qui débouche néanmoins sur une problématique complexe : celle de la construction des modalités d’observation, notamment sur le fond d’une hypothèse depuis longtemps formulée par la tradition herméneutique, à savoir qu’en position d’interprétation, l’observateur s’efforce d’une manière ou d’une autre, volontairement ou pas, par système ou par errance et tâtonnement, de retrouver les conditions, le cheminement ou le modus operandi de la production sémiotique, ici de la production de l’image, ou « visualisation ». À ce sujet, il s’est avéré nécessaire de reformuler un certain nombre de concepts, et notamment celui d’énonciation, dont la longue histoire au sein de la linguistique et de la sémiotique n’a que rarement fait face à la question du modus operandi. Et de ce fait, l’énonciation visuelle, redéfinie comme « exploration » et non seulement comme « observation », change de niveau de pertinence, et passe du niveau de pertinence du texte visuel à celui de la pratique de visualisation. En d’autres termes, l’image scientifique n’est pas considérée pour elle-même, dans les limites d’un texte figuratif et plastique, qui se donnerait à saisir comme un ensemble signifiant fini et clos et susceptible de recevoir une interprétation globale, mais intégrée à un plan d’immanence et d’analyse de niveau supérieur : celui d’un parcours pratique dont les segments sont saisissables mais dont la totalité échappe toujours.
Les deux auteurs défendent, pour étudier le domaine scientifique, la non séparation de deux approches, celle « textuelle » et celle « pratique » : et cela puisqu’il est très rare qu’une image scientifique se suffise à elle-même ; certes, c’est bien souvent ainsi qu’elle est présentée dans les médias et dans les documents de vulgarisation : isolée, illustrative, et donc textualisée. Mais dans la plupart des autres usages, les images scientifiques fonctionnent par séries, et même par séries ouvertes ; ces séries visualisent soit l’évolution de paramètres bien circonscrits, soit différents modes de visualisation d’un même phénomène ; ces séries sont même le plus souvent fortement structurées en séquences, et cette organisation interne des séries d’images doit se comprendre à la fois comme un processus rhétorique participant à l’orientation argumentative globale du document où elles figurent, et comme la manifestation visuelle des transformations du dispositif expérimental, manipulé à des fins de démonstration.
De fait, l’ouvrage emprunte une voie médiane entre l’analyse sémiotique classique des images et le travail ethnographique des sciences en train de se faire : la réflexion se penche non pas sur l’analyse des images, mais sur la prise en compte des objectifs d’une recherche scientifique qui utilise des images pour son déploiement.
Résultat d’une modélisation (en haut) comparé aux observations réelles (en bas) © De Becker & P. Tuthill