Les frustrations cinématographiques d’E. R. Burroughs
Créé il y a 100 ans (en 1912) par le romancier américain Edgar Rice Burroughs, Tarzan connaît rapidement un succès international, profitant du développement fulgurant des médias du début du siècle passé : édition populaire, presse illustrée, radio, télévision, bande dessinée et, bien sûr, cinéma. À l’occasion de l’exposition qui s’ouvre à la Bibliothèque des Littératures d’Aventures1, retour sur les multiples incarnations (et trahisons) de Tarzan revu et corrigé par le cinéma.
Début du 20e siècle. Un marchand de taille-crayons, lecteur de pulps, se lance dans l’écriture de récits de science-fiction et d’aventures. En 1912, il invente, pour des univers différents, les personnages de John Carter et de Tarzan. Ce dernier va connaître immédiatement une incroyable renommée. Dans cette époque de folle industrialisation, le mythe de l’homme-singe apparaît autant comme une remise en question des valeurs occidentales qu’une nouvelle colonisation d’un imaginaire exotique. Infiniment reproduit, décliné, et caricaturé, le seigneur de la jungle est un enfant du siècle des machines.
Edgar Rice Burrouhgs en est le premier conscient. Ses succès de librairie vont le pousser à s’intéresser au cinéma, formidable machine à rêves et à images qui va lui permettre, pressent-il, de donner vie et impact à son personnage sans commune mesure. Il est vrai que les salles obscures se multiplient à toute vitesse dans les grandes villes, et que l’on commence à voir des récits d’aventures structurés au long cours. La forme idéale pour Tarzan. L’histoire lui donnera raison : l’homme-singe sera adapté au grand écran une cinquantaine de fois.
Mais pour l’heure, les maisons de production résistent. Le coût des décors ou des déplacements d’une équipe en terre sauvage les inquiète. Déçu par des refus successifs, Burroughs offre les droits de son premier livre à son ami William Parsons, un ancien agent d'assurances qui s’est aussi fait connaître comme acteur, avec pour mission de créer une société de production et de transformer le projet en réalité. L’auteur se mordra longtemps les doigts de cette générosité, car les conflits entre les deux hommes vont rapidement débuter. Parsons, en quête d’un interprète pour Tarzan, fixe son choix sur Elmo Lincoln, un comédien à la notoriété naissante, qui a déjà travaillé avec Griffith. Burroughs rencontre l’acteur, mais déplore immédiatement le choix et s’y oppose fermement, préférant un comédien new-yorkais d’origine suédoise : Winslow Wilson. Chapeauté par le réalisateur Scott Sidney, le tournage, portant sur la première partie du roman initial, débute en Louisiane. Malheureusement, après seulement quelques jours de tournage, le comédien est appelé sous les bannières, la guerre faisant rage en Europe. Parsons appelle immédiatement son premier choix, Elmo Lincoln, bien décidé à obtenir le rôle de Tarzan, malgré l'opposition de l'auteur.
Burroughs se sent trahi. Ce ne sera pas la dernière fois.
Le choix de Lincoln ne ravit pourtant pas autant Parsons qu’il l’espérait. L'acteur, loin d’être un athlète accompli, craint les animaux et souffre de vertige… Ce Tarzan tant rêvé par Burroughs est incapable de grimper aux arbres ou de se suspendre aux lianes. Le climax du film met Tarzan en présence d’un vieux lion édenté et drogué2. Sous les caméras, et sans trucage, l’acteur tue d’un coup de poignard le fauve pathétique, avant de poser glorieusement à côté de l’animal agonisant et de pousser son cri puissant, que nul spectateur n’entendra, le film, réalisé en 1918, étant forcément muet.
La presse ne ménagera pas la production : l’acteur est moqué pour sa lâcheté et les ligues de défense des animaux réagissent avec violence (le lion, passé par les mains d’un taxidermiste, sera exposé lors de la première du film). Tarzan of the Apes sera cependant un triomphe, que Burroughs accueillera dans un mélange de joie et d’amertume. Lincoln est confirmé dans le rôle du seigneur de la jungle et The Romance of Tarzan (Scott Sidney, 1918) relatant la seconde partie du premier roman de Burroughs est mis en production. Le récit prend toutefois de plus en plus de libertés avec l’histoire originelle, au grand dam de Burroughs qui déplore toujours la présence de Lincoln au générique. Le succès de ce second film va pourtant consacrer l’acteur qui devient une star du cinéma muet. Le conflit entre le romancier et Parsons s’envenime pour une sombre histoire de droits financiers. Mais Parsons décède en 1919 et Burroughs reprend en partie la carrière cinématographique de Tarzan. En partie seulement, car une série d’engagements contractés par le producteur ne permettront plus à Burroughs de contrôler les adaptations cinématographiques de son personnage. Les producteurs ne jurent que par Elmo Lincoln et les scénarios qui arrivent sur la table n’entretiennent que des rapports lointains avec son œuvre.
1 Les Seigneurs de la jungle. Tarzan et les tarzanides. Du 21 novembre au 22 décembre 2012, à la BilA, Bibliothèque des Littératures d’Aventures, 106, Voie de l’air pur, 4052 Beaufays, www.bila.chaudfontaine.be et http://centre-steeman.blogspot.be 2 rapporté, entre autres, par Christian Dureau, Les Interprètes de Tarzan, le roi de la jungle, Éd. Didier Carpentier, 2012. L’ouvrage est une mine d’or d’anecdotes de tournage et de production.