Dominique A trois fois
Les amateurs de Dominique A ont en ce moment de quoi satisfaire leur curiosité à son égard : le dernier cd du chanteur, sorti depuis peu, n’a pas fini de donner à ses auditeurs tous les secrets de sa beauté qu’il est déjà accompagné, comme de coutume, d’une tournée de concerts, mais aussi, ce qui est sans doute plus inhabituel, d’un livre, intelligent et intéressant, paru dans la collection « La Forêt » des éditions Stock.

Dominique A : le cd Vers les lueurs

lueursLe dernier cd de Dominique A est dans les bacs depuis février, mais cela n’aurait guère de sens d’écrire sur un tel objet artistique dans l’urgence de sa sortie. Car sa première qualité réside dans sa résistance à l’usure. Il ne s’écoute pas : il se réécoute. Quand tant de disques de chansons françaises semblent se donner tout entier illico presto, cette première qualité mérite d’être soulignée.

Quelques mots sur la musique : le précédent opus intitulé La Musique/la Matière (2009) voyait le chanteur renouer avec les goûts de son adolescence et opter pour un son électronique et âpre qui ne m’avait plu qu’à moitié. Vers les lueurs suit un tout autre chemin, magnifique, original et mélodique, déjà emprunté avec L’Horizon en 2006. Il s’agit d’une musique difficile à décrire, à la fois rythmée et richement ornée au niveau instrumental. Peut-être faut-il la lier à une très ancienne tradition française (qui remonte, je crois, à Lully), dans la mesure où elle accorde une grande place aux instruments à vent : clarinette basse, basson, hautbois, cor anglais, flûte traversière, flûte alto, piccolo, flûte basse, clarinette et saxophone.

Quant aux textes, ils semblent donner corps à trois types d’inspiration très différents. Certaines chansons sont narratives ou psychologiques, peignant un personnage ou racontant une histoire. On les comprend à la première écoute : « Parce que tu étais là », « Vers le bleu », « Ce geste absent ». D’autres chansons s’articulent autour d’un message explicite, comme « Rendez-nous la lumière », que l’on pourrait qualifier d’écologique. Enfin, une troisième veine est de nature plus purement poétique, les mots y étant surtout sonores, ou porteurs d’évocations floues, parcellaires, intimes et pudiques. Il y est souvent question de lumière sans que l’on sache si s’y cache un symbole précis : ainsi dans cette chanson à la beauté évidente, élégante, souveraine qui s’intitule « Quelques lumières » et dont voici le refrain :

Je ne demande pas la lumière
Quelques lumières seulement
Longeant le bord de la rivière
Jusqu’à la rue que rien n’éclaire
Quelques lumières seulement

Bien entendu, ces trois catégories s’interpénètrent : les deux premières veines, axées sur le contenu, laissent place à des jeux de langage et un sens, même imprécis, finit par sourdre des chansons les plus poétiques, de sorte que l’ensemble bénéficie d’une grande homogénéité.

Dominique A en concert

Le dernier concert de Dominique A auquel j’ai assisté a eu lieu à Liège dans un ancien manège militaire : le lieu a peut-être influencé la performance du chanteur par sa beauté, mais nullement par sa désignation. Car la particularité des concerts de Dominique A tient justement dans le refus du « manège » habituel. Dominique A semble en effet chercher une relation avec le public qui éviterait la démagogie consubstantielle à ce genre de rencontres. Il n’interprète pas ses « tubes », ne fait pas chanter la salle, commence par un morceau qui, sauf erreur, ne se trouve sur aucun disque. Si un cri inarticulé lui est adressé, il répond de façon ironique : « Je suis d’accord avec toi. Je partage ton point de vue. »

Certes, il n’est pas le seul à chercher à éviter l’hystérie que d’autres cultivent à l’envi (avec plus ou moins de réussite). Plusieurs chanteurs trouvent une échappée dans l’humour – je songe à Higelin, à Odieu, à Souchon, à Renaud ou à Delerm, qui jouent en même temps sur deux tableaux : c’est pour rire que nous faisons chanter le public, sans y croire, avec ironie, mais nous le faisons tout de même. D’autres voies plus rares ont également déjà été empruntées : celle de la franchise bourrue, par un Dick Annegarn qui se fâche si on lui demande un vieux titre ou si l’on frappe dans les mains à contretemps ; celle de la froideur toute professionnelle, dont le champion est sans doute Jean-Louis Murat, qui interprète ses morceaux avec virtuosité, mais en se repliant sur lui-même. Peut-être naguère l’attitude de Dominique A relevait-elle un peu de cette dernière posture, comme s’il ressentait, sans doute malgré lui, une espèce de méfiance vis-à-vis des auditeurs. Il n’en est plus rien aujourd’hui : une forme de douceur émane de lui, qui s’exprime notamment à travers sa façon de chanter, plus vocalique, plus mélodique, moins âpre, moins retenue que par le passé. Et s’il ne dit pas grand chose entre les morceaux, son regard et son sourire n’ont plus rien de froid. J’y vois même une forme nouvelle de bienveillance qui me fait songer – la comparaison étonnera peut-être – à l’attitude, timide et tendre, de Brassens telle que nous la rapportent les aînés qui ont eu la chance de l’applaudir.

Dominique A : le livre

yrevenirOserais-je, momentanément enhardi par cette dernière remarque inattendue, me laisser aller à un commentaire relevant de la psychanalyse sauvage, c’est-à-dire tout à fait non-fondé scientifiquement ? Tentons le diable : il me plaît de penser que cette nouvelle attitude de Dominique A en concert (et lors des interviews) est la conséquence d’une forme de libération. Et que cette libération est liée à l’écriture de son livre, Y revenir, paru chez Stock en 2012 et qu’il a signé de son nom complet : Dominique Ané1.

Il ne s’en cache pas : Y revenir est une commande, ou plutôt une demande, de la directrice de la collection « La Forêt », l’écrivaine Brigitte Giraud, qui apprécie ses chansons au point d’avoir donné pour titre à l’un de ses romans les paroles d’un refrain : L’amour est très surestimé. Mais le chanteur n’a pas écrit ce livre seulement pour répondre à une sollicitation extérieure : il y enquête au plus profond de lui-même. Il y est question en effet de Provins, la ville qu’il a habitée durant sa petite enfance et avec laquelle il a des comptes à régler. Cette petite ville, provinciale, moyenâgeuse, réactionnaire, lui paraît être à l’origine de sa mélancolie. Il s’agit donc d’une quête des racines, thème à la mode, mais qui est traité ici davantage par le vide que par le plein : jamais l’anamnèse et l’enquête ne débouchent sur une identité reconstruite et rassurante, qui expliquerait tout. Au contraire, plus la réflexion avance, plus les certitudes initiales se diluent dans un questionnement infini. De retour dans la ville pour y chanter, Dominique A(né) parvient à la voir sous un jour neuf, rencontrant à son endroit une aporie indécidable : est-ce la ville qui l’a conditionné ou lui qui projette sur elle son intériorité ?

Le livre échappe donc au simple recueil de souvenirs d’un homme célèbre. Bien entendu, comme des liens s’établissent entre le texte et certaines chansons traitant du même sujet (particulièrement avec la magnifique « Rue des Marais »), les lecteurs de Dominique Ané ont tout intérêt à être par ailleurs des auditeurs de Dominique A, mais cette condition ne paraît pas nécessaire pour s’intéresser à cette réflexion sincère et subtile au sujet des liens entre un individu et la ville qui l’a vu grandir.

Laurent Demoulin
Novembre 2012

crayongris2

Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.



1 En 2008, le chanteur avait signé un premier livre « Dominique A », mais il s’agissait d’une réflexion (d’ailleurs très intéressante) sur la création : Un bon chanteur mort, Paris, La Machine à cailloux, 2008.