« Des réalités structurelles de type patriarcal prennent le masque de la religion. »

Interview d'Édouard Delruelle, philosophe

 

La violence des réactions suite à la diffusion sur Internet en septembre du film L’Innocence des Musulmans vous a-t-elle surpris ?

Non, car ce sont des sujets extrêmement anxiogènes et il suffit de très peu de choses pour qu’ils s’enflamment. Dans le cas de L’Innocence des Musulmans, film produit aux États-Unis, on trouve une dimension géopolitique, avec la volonté de provoquer, voire même peut-être d’inciter à la haine au sens des lois européennes, mais pas américaines car les réalisateurs sont protégés par le Premier Amendement. Dans un premier temps, ça n’a pas marché puisque sa diffusion au mois de juillet n’a soulevé aucune polémique. Ses auteurs l’ont alors envoyé à des islamistes et à des chaînes de télévision islamiques dans des pays qui, pour la plupart, ne sont pas démocratiques mais sont régis par le droit musulman et pour lesquels le film est blasphématoire.

Concernant la Belgique, il faut d’abord regarder la question sur le plan juridique. Selon les lois belges qui protègent très fortement la liberté d’expression, davantage encore qu’en France, mais qui interdisent l’incitation à la haine, à la violence et à la discrimination, le film en soi n’est pas une infraction. Car il s’en prend à Mahomet, de façon violente, stupide et médiocre, à des dogmes, à une religion, l’islam, mais pas à des musulmans en tant que tels. Par contre, si le film est utilisé à des fins de discrimination, il relève de la législation belge. On est un peu sur le fil.

Et concernant la publication de nouvelles caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo ?

Selon moi, elles n’ont rien de répréhensible. Des voix au sein de la communauté musulmane ont dénoncé ces caricatures comme blasphématoires. Or nos lois n’interdisent pas le blasphème qui n’est d’ailleurs un « délit » que pour les adeptes de la religion considérée comme blasphémée. Dire que Jésus n’est pas le fils de Dieu et donc un imposteur est un blasphème si c’est dit par un chrétien mais pas si cela vient d’un juif ou d’un musulman puisque que c’est fondateur de leur propre religion. Dès lors, vouloir réintroduire le blasphème dans le droit positif de nos pays est évidemment un non-sens. Il faut donc bien distinguer entre des critiques, même extrêmement fortes contre le dogme, le récit ou les personnages historiques ou fictifs, et l’incitation à la haine contre un groupe de personnes.

Mais, dans ce cas-ci, certains musulmans font l’amalgame entre les deux.

Oui, et ils ont grand tort. Tous les musulmans ne réagissent pourtant pas ainsi, mais les modérés, on ne les entend pas. En France, par exemple, le Recteur de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou, a dit que la seule réaction des musulmans au film devait être l’indifférence. De plus, il faut bien distinguer les communautés musulmanes dans les pays démocratiques et celles dans les pays non-démocratiques où l’islam est religion d’État. En Europe, cette communauté comptabilise peut-être 5 à 10% de la population, c’est une minorité souvent prolétarisée sur le plan économique, très fortement européanisée et qui tente de construire un islam d’Europe.

Il y a enfin un effet de surenchère. Lorsqu’une communauté est attaquée, quelle qu’elle soit, on assiste toujours à une division entre modérés et radicaux. Et même entre ceux-ci, il y a une surenchère. On entend assez peu les modérés car les radicaux ne leur laissent pas la parole. Ils sont moins « vendeurs » pour les médias et relativement peu organisés. Il ne faut donc absolument pas accepter l’image d’un choc de civilisations entre un islam monolithique, refusant complètement la liberté d’expression, et un Occident blasphémateur et irrespectueux. Cette vision est dangereuse et fausse, la vérité est bien plus contrastée.

Pourquoi la fatwa contre Salman Rushdie a-t-elle été relancée ?

Pour des raisons politiques et géopolitiques beaucoup plus que religieuses. La fatwa lancée par Khomeiny en 1989 a été un acte politique. Dix ans après la révolution, à un moment où il était fragilisé en interne, il devait reprendre le pouvoir en radicalisant son message. Les groupuscules islamistes radicaux comme Sharia4Belgium sont des groupes politiques extrémistes et même hors-la-loi avant d’être religieux. Ces gens sont d’ailleurs en général assez ignorants sur le plan théologique mais sont d’excellents propagandistes et très forts dans la manipulation des masses. Relancer la fatwa est une façon de repartir dans la surenchère.

20120818 lg12© Jim Sumkay

Comment voyez-vous l’avenir proche ?

Je suis assez partagé, entre optimisme et pessimisme. D’un côté, on voit que les communautés d’origine musulmane, principalement turque et marocaine en Belgique, se mixent et qu’ainsi leur identité musulmane n’est plus qu’une identité parmi d’autres. Ces jeunes (le plus souvent il s’agit de Belges puisque nous sommes à la deuxième ou troisième génération) ont en effet d’autres référents que la religion pour se construire : leur travail, leur quartier, la politique, le football, etc. Mais à côté de cette intégration, on voit aussi une communautarisation. Chez certains jeunes, la religion est devenue un marqueur identitaire, même s’ils ne la connaissent pas vraiment.

Le deuxième enjeu, à côté de la relativisation de la religion, est la construction d’un islam d’Europe, non pas un islam importé dont les convictions sont façonnées dans des pays non-démocratiques. Il faut un islam apparié aux normes et valeurs fondamentales d’un État démocratique : la laïcité, l’égalité hommes-femmes, la liberté d’expression, la neutralité de l’État, etc. Il ne s’agit pas d’une question d’interprétation des textes mais de la manière de vivre sa religion en accord avec notre époque et notre type de société. Ce n’est évidemment pas simple pour une religion monothéiste édifiée à une époque où on lui demandait de restructurer l’ensemble de la société. La religion doit accomplir un travail d’autolimitation. Mais l’islam n’a ni plus ni moins d’atouts que les autres pour y arriver.

Existe-t-il des liens entre le regain communautariste et une crise identitaire, une désespérance sociale ?

Il y a deux problèmes différents. Je crois effectivement qu’il y un lien entre la situation matérielle et économique de ces populations, qui ne va qu’en empirant avec la crise, et le repli communautaire. C’est un jeu de vases communicants : lorsque vous ne parvenez plus à vous socialiser, à trouver votre dignité, votre identité psychique et sociale dans le travail parce qu’il n’y en a pas ou dans le voisinage, quand vous êtes victime d’une discrimination à l’embauche, forcément, vous vous rabattez sur votre identité d’origine stigmatisée. C’est un réflexe psycho-social normal. Et a contrario, plus on accède à un certain statut social, plus le statut identitaire s’amenuise.

D’un autre côté, il ne faut pas tout mettre sur le compte de l’islam. Ce qui m’inquiète, c’est de voir certains modes de sociabilité et de parenté de type « patriarcal » (avec des guillemets, car c’est un problème complexe) se réinventer dans le contexte diasporique par les deuxième et troisième générations. Tous les problèmes dits « interculturels » relèvent en réalité de ce patriarcat réinventé : le foulard, le refus de serrer la main d’une femme/d’un homme, de servir sous l’autorité d’une femme/d’un homme, pour une femme d’être soignée par un homme, le certificat de virginité, la réfection de l’hymen, le sexisme, l’homophobie, l’éducation différenciée des filles et des garçons, les mariages arrangés, etc. Tous ces problèmes interculturels liés à la sexualité et à sa représentation, à l’égalité femme/homme, etc., sont compliqués à résoudre. Et ils sont masqués par la religion alors qu’ils ne sont pas spécifiquement religieux. Le patriarcat existe aussi dans d’autres sociétés que la société musulmane et, par certains points, nous-mêmes, en Occident n’en avons pas fini avec lui : les violences conjugales, l’homophobie ou les écarts salariaux, par exemple, n’ont pas disparu. La question de l’islam ne vient qu’en « superstructure » par rapport à ces problèmes fondamentaux. Plutôt que de ne nous interroger que sur l’islam, regardons ces réalités structurelles.

Même si, concernant l’islam, il y a quand même certaines choses à faire. L’Exécutif des Musulmans de Belgique n’est pas un succès, il manque son but qui est de construire un islam de Belgique. Il faudrait que l’État crée un institut d’études islamiques. Mais quel homme politique aura le courage de le faire ? Et d’autre part, bien sûr, il faut empêcher les groupuscules islamistes de nuire.

M.P.

microgrisÉdouard Delruelle enseigne la philosophie politique à l’ULg. Il est depuis 2006 le directeur francophone du Centre pour l’Égalité des chances.