Interview de Frédéric Bauden et Radouane Attiya, chercheurs au Département de langue arabe et études islamiques
Qu’est-ce qu’une fatwa ?
Frédéric Bauden : Dans la théorie légale musulmane classique, une fatwa n’a pas force de loi. Elle n’est donc pas coercitive. Sa pertinence dépend inévitablement de la généalogie intellectuelle et « spirituelle » du mufti. Dès lors, étant donné son caractère subjectif, il n’est pas rare que deux fatwas se contredisent sur une même question. Il s’agit là d’un fait notoire en milieu musulman.
Radouane Attiya : Une fatwa est un avis juridique en réponse à une question métaphysique, religieuse ou théologique posée par un religieux, un profane ou une collectivité. Elle peut porter sur les transactions marchandes, le culte, le rite, la pensée… C’est un effort intellectuel, une herméneutique, une analyse subjective des textes, etc. Le savoir de celui qui émet la fatwa, le mufti, est en effet censé embrasser toutes les disciplines. Et une fatwa, qui possède sa propre structure, contourne peu ou prou la lettre de la Loi. « Voilà pourquoi un mufti prend toujours le risque d’être un mauvais musulman. »
F.B. : En réalité, la déclaration de Khomeiny n’est pas une véritable fatwa. Il s’agit simplement d’une déclaration, certes extrême, adressée à l’ensemble de la communauté musulmane. Le terme ayant connu un glissement de sens : depuis lors, on considère qu’une fatwa est d’office une condamnation à mort, ce qui est très réducteur.
R.A. : La déclaration de Khomeiny, plus politique que religieuse, s’inscrit dans un contexte géopolitique précis : la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein [1980-1988] qui l’a affaibli. Sa condamnation des Versets sataniques lui confère ainsi une célébrité qui transcende alors les mondes chiite et sunnite. En France, l’anthropologue Olivier Roy et le politologue Gilles Kepel sont les premiers dans le monde occidental à parler de fatwa. En Angleterre, le Times et The Gardian reprennent le terme aussitôt relayé par la presse internationale.
Pourquoi Khomeiny s’en prend-il aux Versets sataniques ?
F.B.: Là aussi, il y a méconnaissance. Rushdie n’innove en rien. Au contraire, l’on pourrait dire qu’il relate de façon romancée un fait scripturairement fondé dans les sources musulmanes. Il eut été donc plus juste de s’en prendre aux premiers grands exégètes de l’islam sunnites qui relatent l’existence de versets sataniques et expliquent dans quelles circonstances ceux-ci auraient été révélés et abrogés du Coran par la suite. Ce qui a fortement horripilé une partie de la communauté musulmane, c’est la légèreté avec laquelle Salman Rushdie a dépeint le prophète sous un nom travesti, et le style impénitent qui révèle une aventure assez semblable aux événements biographiques rapportés par la tradition.
R.A.: La personne du prophète est quasi intouchable. Khomeiny et certains musulmans reprochent donc à Rushdie son style rabelaisien. Ce dernier versant dans une satire, pourtant, loin d’être entérinée dans la littérature arabe la plus ancienne.
Pourquoi l’image du prophète semble-t-elle être à ce point tabou ?
F.B.: Il existe des représentations du prophète sous forme de miniatures dans les Mondes chiite et ottoman sunnite. Elles sont conservées dans des bibliothèques en Iran et en Turquie. Mais il faut faire la distinction entre sa représentation figurée et le fait de le tourner en dérision. Si l’Occident a évacué d’une certaine manière, et dans un processus historique long, le sacré du profane, cette question procède toujours de l’impensable en terre d’islam malgré de vaines tentatives. Ce qui n’a pas empêché en Occident l’indignation voire des appels à la censure lors de la sortie des films La Dernière tentation du Christ et La Passion du Christ. Sans relativiser, nous sommes loin d’une spécificité musulmane en la matière.
R.A.: Dans le monde arabe, des intellectuels ont pris le parti de Rushdie, suscitant ainsi de virulents débats. La presse occidentale passe sous silence cette effervescence qui a quelquefois coûté très cher aux littérateurs, poètes et même religieux qui n’ont de cesse de se battre pour la liberté de conscience, les arts, la justice...
Qui peut mettre fin à cette pseudo-fatwa ?
F.B.: Personne. Le président Khatami [de 1997 à 2005], considéré comme un modéré, a dit que si Rushdie se rétractait, il serait pardonné. Il s’est excusé mais Ali Khamenei, le Guide suprême de la révolution, a expliqué qu’il ne pouvait pas y avoir de rétractation. L’imam Khomeiny étant mort [en juin 1989], sa décision est désormais éternelle et ne s’éteindra qu’avec la fin de Salman Rushdie, de mort naturelle ou assassiné.
M.P.
Frédéric Bauden enseigne la langue arabe classique et moderne, l'histoire et la civilisation du monde arabe ainsi que l'histoire de l'islam.
Radouane Attiya est chercheur au Département de langue arabe et études islamiques.