« Salman Rushdie est un visionnaire doué d’une grande inventivité langagière. »

Interview de Marc Delrez, chercheur en littérature anglaise

 

mh-08bC’est vous qui, en septembre 1999, aviez accueilli Salman Rushdie lorsqu’il a été fait docteur honoris causa de l’ULg. Comment la journée s’est-elle déroulée ?

Déjà au préalable, j’avais attiré l’attention des autorités académiques sur le danger qu’il y aurait à l’accueillir essentiellement comme une personnalité « politique », symbole de la liberté d’expression, alors qu’il s’attendait certainement, non sans raison, à être célébré pour la valeur littéraire de son œuvre. Nous sommes allés le chercher à Zaventem, directement sur le tarmac de l’aéroport, et sommes rentrés à Liège dans une voiture mise à la disposition de l’Université par la Sécurité de l’État et escortée par des motards. Nous avons rejoint le château de Colonster en un temps record !

© Michel Houet - ULg

Quels sont vos liens avec l’œuvre de Rushdie ?

C’est un écrivain dont je suis le parcours depuis longtemps. J’avais écrit un article à son sujet en 1994 (à lire sur Orbi) et il m’est arrivé de faire cours sur lui à l’une ou l’autre reprise. Il se distingue dans le panorama du roman britannique d’aujourd’hui – si on le considère comme un Britannique – et on peut gager qu’il devrait passer à la postérité, pas seulement pour l’affaire liée à son nom, bien davantage que les autres praticiens d’un roman britannique contemporain assez stéréotypé. Ce qui se produit de plus intéressant dans le monde de la fiction contemporaine anglophone tend en effet à provenir des confins de l’ancien empire britannique, et ce depuis l’émergence d’une sensibilité dite « postcoloniale », appellation que Rushdie revendique d’ailleurs lui-même.

Ce sont ses origines indiennes qui font sa singularité ?

En fait, il est très difficile à classer. Ici, à la bibliothèque de l’Université, ses romans sont catalogués sous la rubrique « auteurs indiens ». Mais les Indiens doivent avoir l’impression qu’il se fait l’interprète d’une réalité occidentale qui n’est pas nécessairement celle de l’Inde d’aujourd’hui, où d’ailleurs la place de l’anglais n’est pas aussi prépondérante qu’on le pense parfois. Il n’est pas non plus totalement un auteur britannique. Mon collègue Michel Delville me disait que l’œuvre récente de Rushdie s’apparenterait au roman américain. Sans doute, l’universalité de l’auteur est-elle due à son caractère visionnaire, manifeste à bien des égards. Par exemple, Rushdie était déjà le romancier de la mondialisation, avant même que la notion n’émerge dans le discours public. Il a été l’un des premiers à thématiser la migration des peuples, à explorer l’idée d’hybridité identitaire et culturelle, non seulement sur un plan thématique mais aussi à travers la confection d’un langage basé sur la rencontre et le mélange de différents types d’origines et de registres linguistiques. C’est particulièrement flagrant dans Les Versets sataniques, les deux personnages principaux étant des Indiens devenus clandestins en Angleterre. Cette expérience de la migration et de la clandestinité est explorée dans une langue très créative pétrie de mots inventés, de néologismes, de termes formés par la combinaison de mots anglais et indiens – ou autres : de ce point de vue, on peut dire qu’il se situe dans la lignée d’un James Joyce, excusez du peu…

enfantsminuitConsidérez-vous Les Enfants de minuit (1981) comme son livre-phare ?

C’est le roman de lui que je préfère. À deux reprises, il a été désigné comme le plus important parmi ceux qui ont reçu le Booker Prize. Rushdie y évoque un demi-siècle d’histoire nationale à travers l’expérience d’un petit garçon né à Bombay à l’heure même de la déclaration d’indépendance de l’Inde (le 1er août 1947) et doté de vertus paranormales, notamment une capacité de communication télépathique avec un millier d’autres enfants nés ce jour-là. Ce qui fait la force de ce roman, c’est la création d’un réalisme magique combiné à une photo très réaliste de l’histoire indienne.

Pourquoi Les Versets sataniques (1988) ont-ils été la cible des musulmans ?

Dans ce livre, Salman Rushdie revient sur un thème qui lui est cher, la condamnation de l’intégrisme, dans une langue d’une extrême inventivité. C’est un roman assez complexe au niveau de sa structure. Il est divisé en plusieurs parties : l’une contemporaine qui relate l’immigration forcée des deux personnages principaux, une deuxième qui se situe en Inde, une autre encore dans le passé avec un personnage ressemblant au prophète Mahomet. Y figure aussi un ayatollah décrit comme un va-t-en-guerre qui ressemble à Khomeiny. Thématisant l’intolérance des islamistes, Rushdie a quasiment prédit ce qui allait arriver. Tout cela pouvait heurter la sensibilité de certains musulmans, surtout après La Honte (1983) où il critiquait déjà assez sévèrement le Pakistan musulman. Aussi, le titre lui-même a dû attirer l’attention des religieux dans la mesure où il correspond à quelque chose dans la tradition. Il renvoie à une légende selon laquelle l’archange Gabriel aurait dicté à Mahomet des versets l’invitant à rendre un culte à trois déesses païennes de l’époque préislamique. Cette légende fait donc geste vers un Islam alternatif qui reconnaîtrait le polythéisme. Naturellement ce fantasme d’un autre Islam a été rejeté, raison justement pour laquelle Rushdie le met en scène, par le biais du rêve d’un personnage. D’autre part, au delà même de cette problématique qui, pour certains musulmans, pouvait paraître blasphématoire, il représente le prophète dans une posture peu compatible avec les exigences de la dignité. Il le fait par exemple aller au bordel…

Y avait-il chez lui, d’après vous, une volonté de choquer ?

De choquer peut-être pas mais d’être irrévérencieux, certainement. J’ai l’impression qu’en mettant en avant cette autre face de l’Islam, il voulait montrer que cette religion était potentiellement souple, ouverte à la discussion. Ce n’est donc pas pour rien qu’il a choisi ce moment où l’Islam aurait pu prendre une autre direction. Et puis il faut se remettre dans l’époque. Probablement a-t-il cru que l’humour et l’insolence pouvaient avoir leur place dans l’éventail des moyens d’expression à la disposition des intellectuels. Mais il a fait, avant d’autres, la démonstration que ce n’était pas le cas en toute circonstance, et s’est enfoncé dans un dialogue de sourds.

Et le Rushdie d’après ?

Il reste un grand écrivain même s’il n’y a plus tout à fait l’aspect de surprise. Ce qu’il a gardé intact, c’est son talent de conteur. Une capacité à accrocher dès la première page l’attention du lecteur et à la conserver. Il a aussi conservé son caractère visionnaire, sa capacité à anticiper des phénomènes. Avec Furie (paru en 2001), par exemple, où il met en évidence le genre de réponses que pourrait susciter l’arrogance impérialiste américaine, on a pu dire qu’il avait quasiment prédit les attentats du 11 septembre. Dans ce roman, dont un chapitre est écrit comme un manuel de jeu vidéo, il a aussi compris comment notre réalité pouvait être conditionnée et influencée par une réalité virtuelle.

Mérite-t-il le Nobel?

Oui, cela se justifierait étant donné la valeur de son œuvre. Mais c’est une décision difficile à prendre car elle  pourrait apparaître comme un camouflet pour ceux qui ont un jour déposé une fatwa contre lui.

M.P.

microgrisMarc Delrez est professeur de littérature moderne de langue anglaise à l’ULg.