Salman Rushdie, alias Joseph Anton

Au moment où une fondation iranienne réactive la « fatwa » réclamant son exécution proclamée en février 1989 par l’ayatollah Khomeiny suite à la publication des Versets sataniques, Salman Rushdie (docteur honoris causa de l’ULg) publie son autobiographie. Son titre Joseph Anton, emprunté à Conrad et à Tchekhov, est le pseudonyme sous lequel il s’est dissimulé pendant ses années de semi-clandestinité.

jantonSur les quelque sept cent pages que compte Joseph Anton, son autobiographie écrite à la troisième personne, Salman Rushdie n’en consacre que quatre-vingt à ses quarante premières années, coincées entre un long prologue où, le jour de la Saint-Valentin, il apprend sa condamnation à mort et le récit de la publication des Versets sataniques et de ses suites. Ces pages ne sont en rien anecdotiques puisqu’elles permettent de comprendre comment s’est forgé cet écrivain britannique d’origine indienne né à Bombay en 1947.

Il y a d’abord son père, inventeur de leur nom de famille, qui, lorsqu’il était petit garçon, lui racontait à l’heure du coucher « les grands contes merveilleux de l’Orient ». Cat Anis, écrit-il, était « un homme sans dieu qui connaissait néanmoins l’idée de dieu et y réfléchissait beaucoup ». Il était notamment fasciné par la naissance de l’islam, « la seule des grandes religions du monde à être apparue à l’ère de l’histoire recensée », le prophète n’étant pas un personnage légendaire mais un homme vivant dans un contexte social et économique bien connu. Anis Rushdie envisagea même de réécrire le Coran pour en faire un texte plus clair et plus facile à lire. Il a ainsi instillé chez ses enfants, et notamment Salman, « un scepticisme apparemment dénué de crainte, accompagné d’une liberté presque totale vis-à-vis de la religion ».

Dans la formation intellectuelle et morale du futur romancier, vient ensuite Rugby, la ville anglaise où il a fait ses études. Et où, comme étranger, intelligent et « pas du tout sportif », il se sentait en marge, malgré l’excellence de l’enseignement dispensé. C’est là qu’il commit son premier acte de rébellion : arguant que ses parents venaient de « mener une guerre de libération contre l’Empire britannique », il refusa de participer avec ses condisciples à « des jeux guerriers dans la boue en grand uniforme kaki ». Pendant quatre ans, jusqu’en 1968, il va ainsi passer tous ses mercredis après-midi à lire des romans de science-fiction.

honteC’est sur ce terreau que va naître l’écrivain. Après avoir écrit « d’insupportables quantités de nullités » (dont un premier roman de science-fiction, Grimus, seulement traduit en France et en Israël), Salman Rushdie publie en 1981 Les Enfants de Minuit, couronné par le Booker Prize (par trois voix sur cinq). Ce prix et le succès qui suit viennent revigorer celui qui se sent dans sa vie « péniblement temporaire ». Un « immigré » qui, résidant en Angleterre, déplore avoir perdu trois de ses racines, le lieu, la communauté et la culture, ne conservant que la langue. À l’histoire de l’Inde succède vite La Honte, consacré au Pakistan où sa famille a fini par déménager lorsqu’il était en Angleterre. C’est la seconde partie d’un diptyque où il explore le monde de ses origines.

Et puis, le 26 septembre 1988, sort à Londres Les Versets sataniques, vaste roman où Rushdie ambitionne de relier ce monde originel à celui « tellement différent » où il a choisi de vivre. Pour tenter de comprendre « comment le passé façonne le présent et comment le présent modifie notre perception du passé ». Rapidement, l’ouvrage est attaqué de toutes parts, concentrant sur lui « toute la rage de l’islam ». Des manifestations se déclenchent dans plusieurs pays musulmans, au cours desquelles son livre est parfois brûlé, et il est contraint d’annuler sa venue en Afrique du Sud où il devait prononcer un discours contre l’apartheid.

 

© Michel Houet - ULg

mh-26bSalman Rushdie fait le récit détaillé de toutes les années qui suivent, obligé de vivre caché. Il raconte cette sensation d’enfermement qui ne le quitte jamais, protégé en permanence par des policiers. Ce qui ne manque pas de créer de vives tensions, notamment lors de ses rares déplacements. «Très souvent, au cours de ces années, il se sentit profondément honteux. À la fois honteux et couvert de honte », soupire-t-il. Extrêmement déçu, il envisage même, au début, de ne plus écrire, de devenir un « non-écrivain ». Il reprendra la plume, pourtant, publiant une dizaine de livres, dont Le Dernier Soupir du Maure, Furie ou Shalimar le clown. « Son plus gros problème, pensait-il dans les moments d’amertume profonde, c’était de ne pas être mort ». Mort, il n’aurait pas été contraint d’affronter l’hostilité de l’Angleterre, celle d’hommes politiques critiquant principalement le coût de sa protection ou celle des journaux qui le boycottent, passant par exemple sous silence le Prix de l’État autrichien pour la Littérature européenne décerné (avec deux ans de retard) au milieu des années 1990 ou les dates « anniversaires » de la fatwa. Et mort, constate-t-il, « son exil loin de l’Inde ne le ferait plus souffrir ». Il devient aussi le « héros » d’un film pakistanais où des djihadistes se promettent d’exécuter un écrivain appelé Salman Rushdie. Ardemment soutenu par les écrivains du monde entier, à l’exception de quelques-uns (Le Carré, John Irving, Roald Dahl), il est choisi en 1993 pour présider le Parlement international des écrivains créé à Strasbourg. Et en septembre 1999, il est fait docteur honoris causa de l’Université de Liège.

Si, à la fin des années 1990, le nouveau président iranien Khatami a levé la menace de mort, les partisans de la ligne dure ont continué à réclamer son application. D’autant plus que, Khomeiny, étant mort, elle ne pourra jamais être formellement révoquée. Et en septembre dernier, la fondation iranienne l’a relancée en promettant une récompense de 3,3 millions de dollars pour le meurtre de l’auteur des Versets sataniques.

Michel Paquot
Octobre 2012

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Michel Paquot est journaliste indépendant.



Salman Rushdie, Joseph Anton. Une autobiographie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Plon, 729 pages, 24 €