Le retrogaming consiste à jouer à des jeux vidéo anciens et à les collectionner. Pratique en pleine expansion depuis quelques années, elle met en lumière différents constats liés à la légitimation du medium vidéoludique. Brève présentation de ses enjeux.
Retrogaming et fans
Le passage d’une représentation en deux dimensions à une perspective en trois dimensions serait, pour certains sites spécialisés, le point de départ de la popularisation de cette démarche. Mettant en avant les arguments esthétique et de plaisir de jeu, cette explication fait l’impasse sur une certaine nostalgie propre à la génération de joueurs qui a grandi avec les consoles dites de troisième (NES, Master System, etc.) et quatrième (SNES, Megadrive, etc.) générations. Sorte de madeleine de Proust numérique, le jeu sur ces machines dépassées techniquement mais au fort potentiel émotionnel permet de revivre des expériences semblables à celles vécues dans l’enfance ou l’adolescence, le regard adulte en plus. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les ventes de jeux d’occasion pour consoles anciennes ont progressé drastiquement ces dernières années, entraînant une hausse des prix importante. Alors qu’il était encore possible de trouver au détour d’une brocante une Atari 2600 en boîte et quelques dizaines de jeux pour un peu plus de 25 euros il y a moins de dix ans, il est maintenant difficile de trouver un jeu SNES en version complète (boîte – il existe aussi des tutoriels qui permettent de créer soi-même sa propre boîte, semblable à l’originale… –, manuel et cartouche) pour moins de 15 euros sur Ebay. Les trentenaires replongent dans leur passé, qu’ils ont généralement bradé à peu de frais quelques années auparavant (soit pour acheter la consoledu moment, soit pour se tourner vers des loisirs plus présentables) et tentent de remettre la main sur LE jeu qui avait rythmé leurs nuits à 15 ans.
Collection de jeux SNESUn véritable marché s’est mis en place, avec ses cotes et son argus de l’occasion1 générant son lot de passionnés en quête du Graal vidéoludique (la version de Super Street Fighter 2 Turbo sur 3DO par exemple) mais aussi sa clique de profiteurs boursicotant sur la valeur des jeux et organisant le discours de leur rareté. Car on est en droit de s’interroger sur la pénurie réelle de certains de ces jeux, produits à des milliers d’exemplaires il y a à peine quinze ans (sur Ebay toujours, voir les mentions « ULTRA RARE !!! » qui parsèment les petites annonces). Une analyse socio-économique de ce discours trouverait en ces objets un exemple intéressant.
Pour éviter de courir après ces jeux introuvables, différents dispositifs techniques ont été développés pour « émuler » une ancienne console sur ordinateur (ou sur une console plus récente). Ces émulateurs sont disponibles sur internet, bien souvent légalement (ces programmes, qui sont de véritables créations indépendantes de la console qu’ils émulent, empruntent rarement le code de la machine d’origine, à l’exception du BIOS, qui n’est généralement par fourni avec le logiciel d’émulation lui-même) : logiciels généralement portés par un groupe de développeurs passionnés par une console, ils servent à reproduire le fonctionnement d’une console d’origine sur un ordinateur (sans les périphériques propriétaires d’origine évidemment, comme les manettes et autres joysticks spécifiques aux différentes consoles, mais aussi par exemple les accessoires de tir – comme le pistolet de la NES, ou le bazooka de la SNES – ; cette modification de l’interface peut néanmoins être rédhibitoire pour certains joueurs) et ainsi à faire fonctionner les ROMs des jeux originaux (c’est-à-dire le logiciel contenu sur la cartouche ou sur le CD, selon le support de la console). Cette utilisation de ROMs tombe évidemment sous le coup de la loi : les éditeurs et développeurs devraient continuer à bénéficier de droits sur ces créations numériques. Néanmoins, la plupart de ces jeux ne sont bien souvent disponibles que grâce à des sites de fans, qui ont développé la notion d’« abandonware », c’est-à-dire de jeux dont la diffusion et le suivi ne sont plus assurés par leur développeur ou éditeur. Ces jeux sont la plupart du temps largement dépassés techniquement : vu la course à la nouveauté dans le domaine, leur diffusion officielle ne rapporte plus suffisamment – il existe quelques exceptions notables à cet état de fait, comme les jeux développés par LucasArts, qui continuent à être commercialisés, bénéficiant de l’aura du développeur pour continuer à se vendre à l’heure actuelle malgré leur âge. Cette pratique de l’abandonware est donc bien souvent tolérée, bien qu’elle n’ait aucune base légale.
Cette pratique de l’émulation a engendré une autre forme de collection : celle des « full sets », ou le rassemblement des toutes les ROMs d’une console. Assez légers pour les consoles les plus anciennes (quelques mégaoctets), beaucoup plus lourdes pour les générations de consoles plus récentes (on compte alors en dizaines de gigaoctets), ces full sets, au delà de leurs aspects légaux (on ne pourrait jouer qu’aux jeux acquis légalement, la plupart du temps sur leur support d’origine), ont incité les joueurs à explorer des ludothèques immenses, bien souvent inaccessibles à l’époque de la sortie de la console (tant pour une question de prix que pour une question de présence massive dans les étalages de quelques titres hégémoniques seulement).
Cette curiosité, couplée au développement de la formation scolaire des joueurs prompts à intellectualiser leur pratique, a donné lieu à la constitution d’importantes bases de données2 et à la création de sites de critiques de jeux et de partage d’informations sur l’histoire du jeu vidéo3. Un important savoir spécifique, dû à des praticiens du quotidien et à des journalistes de presse spécialisée – une recherche en analyse de discours sur la presse vidéoludique francophone serait nécessaire pour comprendre le fonctionnement, les valeurs et la culture de la communauté francophone d’amateurs de jeux vidéo –, constitue ainsi le discours dominant sur le jeu vidéo.
Pour une histoire du jeu vidéo et de sa pratique
Dans cette perspective, le retrogaming devient alors l’occasion d’observer l’évolution de la légitimité du jeu vidéo. Sortir de la logique de la démonstration technique et de la nouveauté, censée éclipser tout ce qui précède, repérer des jalons marquants, s’intéresser aux innovations techniques mais aussi à celles de gameplay et en produire un récit sont autant d’étapes nécessaires pour doter le medium d’une histoire. Or un medium qui se penche sur son histoire est un medium en voie de légitimation4, qui tente de définir ses enjeux et sa spécificité. On le constate pour les jeux vidéo : ces différentes phases sont en plein développement. L’histoire anecdotique et journalistique5, née de la prise de conscience de la valeur symbolique des productions, se voit compléter par un point de vue universitaire de plus en plus affirmé.
Les game studies (que d’aucuns proposent de considérer plutôt comme des play studies6) connaissent depuis une dizaine d’années une expansion importante, tant en langue anglaise que dans les pays francophones. Le champ de recherche se dote de centres d’études7, publie des revues8, organise des colloques9, bref, s’institutionnalise. Il semble naturel qu’une revue comme Culture, rendant compte de l’actualité culturelle liée au monde universitaire, s’empare du sujet. Ce texte inaugure donc une série d’articles présentant quelques moments clés de l’histoire des jeux vidéo, de manière à participer aux débats contemporains.
Björn-Olav Dozo
Novembre 2012
Björn-Olav Dozo est chargé de recherches du F.R.S.-FNRS et rattaché au Centre d'étude de la littérature francophone de Belgique, à l'ULg. Ses recherches s'inscrivent dans le domaine des humanités numériques. Il enseigne notamment les genres paralittéraires.
Voir aussi son Parcours chercheur sur Reflexions
1 Voir le site Mister Game Price, qui se présente comme l’argus du jeu vidéo d’occasion.
2 Parmi beaucoup d’autres, citons Classic gaming et Moby Games, ou en français la base de données de Game Kult. Différents projets collaboratifs amateurs et concurrents ont vu le jour, mais leur complétude est peu poussée par rapport aux sites précédents. On citera aussi, pour le matériel, le site de l’association MO5.
3 Citons en français Scrolling ou encore Gros Pixels.
4 Citons le cas de la bande dessinée, explicité par Thierry Groensteen dans Un objet culturel non identifié, Éditions de l'An 2, 2006, coll. « Essais ».
5 Voir par exemple Erwan Cario, Start ! La Grande Histoire des jeux vidéo, Paris, La Martinière, 2011, ou Daniel Ichbiah, La Saga des jeux vidéo, Cergy, Pix’n Love éditions, 5e édition, 2012.
6 Voir Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011.
7 L’observatoire des mondes numériques en sciences humaines, le laboratoire junior du jeu vidéo, etc.
8 Les Cahiers du jeu vidéo, Game studies, etc.