Des anciens prennent la plume

Trois anciens étudiants de l’Université de Liège viennent chacun de publier un livre. Daniel Charneux, un roman liégeois, Comme un roman-fleuve ; Véronique Gallo, un texte autobiographique en hommage à sa grand-mère, Tout ce silence ; et Line Alexandre, une comédie autour du retour de l’ordre moral, Mère de l’année !.

Flânerie liégeoise avec Daniel Charneux

charneuxLiège a désormais son roman. Bien sûr, Daniel Charneux, qui n’y est pas né mais y a fait ses études entre 1972 et 1976, possède de glorieux devanciers, tels Simenon, Vera Feyder ou René Hénoumont. Mais rarement la cité mosane aura acquis une présence aussi prégnante que dans Comme un roman fleuve. C’est avec une précision topologique jamais prise en défaut que l’auteur de Nuage et eau et de Maman Jeanne promène en effet son héros de ponts en places, d’avenues en ruelles, de cafés en commerces. On peut le suivre à la trace jusqu’à la grande maison familiale du quai Marcellis qu’il partage avec Sonia. Étrangers l’un à l’autre.

Car François Lombard, « ténor du barreau » selon l’expression consacrée, vieillit auprès d’une femme prostrée qui ne lui a plus adressé la parole depuis un demi-siècle. Depuis ce jour de juin 1961 où leur vie a été marquée à jamais du sceau du malheur. Et pourtant, qu’est-ce qu’ils se sont aimés, ces deux-là, depuis les bancs de l’université où ils se sont rencontrés quelques années après la fin de la guerre ! Lui, l’ancien champion de skiff ; elle, la fille d’émigrés russes juifs élevée par sa babouchka après la mort de ses parents, pianiste virtuose qui, pourtant, n’a jamais voulu « faire carrière ». L’auteur évoque magistralement, avec une profonde sensibilité, ces années de bonheur, de flâneries dans les rues de Liège, ces années riches en rêves et en projets finalement tranchées net par un épouvantable coup du sort.

Comme un roman-fleuve raconte donc deux vies gâchées. Mais pas seulement. Il raconte aussi Liège. La grande crue de 1926, les grèves de l’hiver 1960-61, l’éclosion d’une « cité radieuse » à Droixhe, les derbys entre le Standard et le FC liégeois. Et puis les lacquemants de chez Plouette ou de chez Désiré de Lille, une boisson baptisée « liégeois », mélange de grenadine et d’orangeade dégustés à la terrasse du Pot-au-Lait ou dans la pénombre du Fer à Cheval, les marchandes de marrons chauds et de jonquilles s’époumonant au détour d’une rue ou le massepain cuit de chez Massin.

Pour traduire ce compagnonnage émotionnel et sensuel avec la ville, Daniel Charneux recourt à une écriture faite d’amples phrases qui viennent épouser le courant du fleuve lui-même ainsi que les errances tant intérieures que géographiques de son personnage. De cette écriture rigoureuse et précise naît une mélancolie qui n’est autre que celle d’un vieil homme habité par ses souvenirs.

Véronique Gallo fait revivre sa grand-mère italienne

galloC’est dans un autre quartier de la Cité ardente niché entre la ligne de chemin de fer et la colline de Cointe que Véronique Gallo, professeure de lettres devenue comédienne1, nous emmène dans son premier livre (improprement nommé roman), un hommage à sa grand-mère morte en septembre 2004 d’un cancer des os. Tout ce silence retrace en deux temps la vie de cette femme dotée d’un caractère particulièrement volontaire, le récit de sa dernière année de vie alternant avec l’évocation de son existence en dix dates échelonnée entre 1942 et 2003.

En 1946, cette Italienne de 23 ans quitte son village de Vénétie pour rejoindre en Belgique Mario, un homme « épousé sans trop réfléchir » devenu ouvrier à Cockerill. L’acclimatation est difficile, d’autant plus que son mari aime s’attarder au café avec des compatriotes. Elle qui rêvait d’avoir une fille, aura deux fils qui connaîtront des destins tragiques. Et finalement une petite-fille, l’auteure du livre, qui l’accompagnera jusqu’à la fin.

Si, parmi les nombreux livres qui racontent la mort d’un parent – souvent de la mère, d’ailleurs – celui-ci se démarque, c’est à la fois par son contenu et par son écriture. L’histoire de « Nonna » s’inscrit dans un épisode historique peu abordé en littérature, cet après-guerre où des milliers d’ouvriers transalpins sont venus travailler dans les mines ou la sidérurgie wallonnes2. Rapidement, cependant, la fière Italienne refuse de subir les diktats de son mari, n’hésitant pas à aller contre sa volonté. Elle se lie intimement avec une femme chez qui elle fait le ménage et devient même témoin de Jéhovah, convaincue que ce dieu vaut mieux que celui qu’elle priait jusqu’alors suite au refus du curé de la paroisse d’enterrer religieusement son fils suicidé. Mais c’est aussi par son style que Tout ce silence se distingue de bien des ouvrages écrits sur le sujet. Derrière ce qui est conté de la vie de Nonna, une vie jalonnée de deuils, il y a ce que cette femme pudique n’a jamais voulu ou pu confier à sa petite-fille, et que celle-ci pressent, échafaude imagine avec simplicité, pudeur, justesse et profondeur. D’une écriture économe en mots mais pas en émotions.

Une comédie grinçante de Line Alexandre

alexandreC’est sur le terrain de la comédie grinçante que s’aventure Line Alexandre avec son second roman, Mère de l’année ! Sa narratrice, Lisa, a été inscrite, sans le savoir, au concours de la mère de l’année organisé par une association catholique dont le maison-mère est aux États-Unis (où ce concours existe bel et bien). Les candidates doivent être hétérosexuelles, vivre avec leur mari et enfant(s), se consacrer à leur famille (donc ne pas travailler, ou pas trop) et appartenir à une paroisse. Cette mère d’un garçon et d’une fillette dont la légèreté est « comme une langue étrangère », se prête au jeu. Allant même jusqu’à repeindre et retapisser certaines pièces de la maison lorsque la télévision locale vient filmer cette « famille modèle ». Et elle n’hésite pas à peaufiner un discours ronflant où elle affirme avoir « trouvé ma raison de vivre dans ma famille. Rien n’est plus essentiel pour moi », ou que « la place d’une mère est auprès de ses enfants, pas dans un bureau où on lui téléphone quelquefois », etc. Et tant pis si elle avoue à voix basse n’avoir pas toujours trouvé « que l’état de mère était un cadeau ».

Et la voilà partie pour le Centre des Congrès d’une ville quelconque où va se tenir la finale. Elle se retrouve au milieu d’une dizaine d’autres mères cornaquées par une animatrice vitupérant « une société laïque de plus en plus perverse » qui, « gommant les différences entre les sexes » et « jetant les femmes dans la bataille de l’ambition et de l’argent », a « livré nos enfants à toutes les tentations, toutes les dérives ». Pour la séance décisive, son mari vient la rejoindre. Mais il est accompagné de son petit frère quelque peu attardé et aux réactions complètement imprévisibles.

Dans cette comédie, pas si légère que ça, c’est du retour d’un ordre moral placé sous le sceau de la religion que s’inquiète Line Alexandre, doublé d’une emprise sur les esprits. Comparant cette convention à la télé-réalité, son héroïne remarque par exemple que, jamais, une candidate n’est laissée une seule seconde seule. Il y a toujours un membre de l’association qui vient lui parler de tout mais surtout du rien, afin de couper court à toute ébauche de réflexion personnelle. Mieux vaut en effet suivre aveuglément la masse que se mettre à penser. Sinon, c’est la porte ouverte au chaos, comme les organisateurs vont s’en rendre compte.

Michel Paquot
Octobre 2012

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Michel Paquot est jounaliste indépendant.

 


 

1 Elle est l’auteure-interprète de deux one-woman shows, « On ne me l’avait pas dit » et « Mes nuits sans Robert ».
2 Alain Berenboom en a fait le sujet de son dernier roman, La Recette du pigeon à l’italienne (Genèse éditions)

 

Daniel Charneux, Comme un roman-fleuve, Éditions Luce Wilquin, 155 p., 17 €
Véronique Gallo, Tout ce silence, Desclée de Brouwer, 109 pages, 12 €
Line Alexandre, Mère de l’année ! Éditions Luce Wilquin, 138 p., 15 €