Théâtre commercial ? Foire théâtrale ?

S'il est un circuit à travers différentes histoires, Lagos Business Angels est aussi une visite guidée de l'envers du décor des théâtres : le public passe à travers les loges, les caves, les coulisses, les gradins, la scène, etc., et tout cela guidé par des régisseurs. Tout est mis en place pour lui faire croire qu'il n'est que dans une classique foire commerciale. Mais il se trouve néanmoins dans un théâtre, avec toute l'aura qu'un tel bâtiment continue à avoir sur sa perception. L'impression du spectateur est en constante contradiction entre ce qu'il perçoit et le contexte dans lequel cette perception se produit. La fin du spectacle est, à l'égard de ce que nous venons d'examiner, édifiante : le public se retrouve rassemblé dans la grande salle, dans une configuration classique : un rapport de frontalité entre la scène, les acteurs et lui. Le public perçoit dès lors ces entrepreneurs pour ce qu'ils ont quelque part toujours été : des acteurs mis en scène, dansant et chantant ; lui qui se retrouve pour le coup cantonné dans le noir, dans une position d'immobilité et de passivité.

Le lien, à la fois fort et trouble, entre spectacle et foire commerciale qu'entretient Lagos Business Angels a également des implications sur le propos du spectacle. La question du « Pourquoi ? » surgit très rapidement dans l'esprit du spectateur : quelle est la raison de la présence de ces entrepreneurs ? S'ils sont un témoignage de la vie nigérienne, in extenso africaine, et des modes de développement économique de la région, les exposés visent avant tout à la promotion de l'activité professionnelle de chacun ; agent automobile, analyste économique ou pasteur. La mention de tarifs, de cartes de visite, de partenariats trouble le public : est-il client ou spectateur ? Rimini Protokoll se joue du statut de l'audience venue pour « entendre une histoire » ou « participer à une réflexion sur un thème de société ». Le thème, à l'échelle macro, du spectacle, ce fil rouge, est clair : l'entrepreneuriat nigérien, et la modification des rapports Nord-Sud. À l'échelle micro – chaque stand, chaque intervention – , l'heure est, une fois passé le témoignage personnel, clairement aux affaires.

Limite(s) ?

Lagos Business Angels © Barbara Braun

RP6C'est là que le bât blesse. À force de semer le trouble dans la forme et le propos, Rimini Protokoll et leurs entrepreneurs perdent quelque peu le spectateur. Est-il venu au théâtre pour écouter durant trois heures des entrepreneurs, certes intéressants et atypiques, leur vendre des produits et des idées ? Le final du spectacle, climax d'émotion sur fond de danse groupée et de chants à l'unisson, rend perplexe. La force de cette dernière partie, qui frise la caricature avec des slogans de « croyez en vous », proférés au public, à qui on demande de chanter et de répéter en choeur, relève-t-elle d'une démarche ironique ou d'une célébration très premier degré de l'émergence socioéconomique au Nigeria ? Le public lui-même s'y perd ; certains chantaient et applaudissaient, complètement emportés par ce déluge d'émotions et de bons sentiments, tandis que d'autres sont restés embarrassés.

On peut néanmoins soutenir que le mérite de Lagos Business Angels est de poser une série de questions très pertinentes sur les codes et les formes du spectacle vivant, ainsi que sur la relation trouble entre spectacle et argent – spectacularisation du monde des affaires et business culturel. Sont-ils obligés de fournir des réponses ? Le spectateur ne doit-il pas partir lui-même à la recherche de sa propre vérité ? Le débat reste ouvert. Il reste que, par l'intelligence de son propos et la force du questionnement posé, cette dernière proposition du Rimini Protokoll est une expérience unique de spectateur de théâtre.

Kevin Jacquet
Août 2012

crayongris2
Kevin Jacquet est journaliste indépendant. Il  commence une recherche doctorale concernant le théâtre.

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