Théâtre commercial ? Foire théâtrale ?

Ces Business Angels de Lagos

Disposés de toutes parts de l'espace classique de jeu, mais aussi dans la place habituellement réservée au public, ainsi que dans d'autres parties du bâtiment, voire à l'extérieur en ce qui concerne l'agent automobile, ces entrepreneurs disposent chacun d'une aire de représentation. En vrac, revenons rapidement sur la multiplicité des dispositifs scéniques pour chaque intervention, en ce qui concerne le fameux « Tour 1». Silke Hagen-Jurkowitsch reçoit les spectateurs dans la fosse de la grande salle du KVS, dans un dispositif déjà commenté. Ensuite, direction le fond du plateau pour retrouver Kester Peters, consultant en commerce de pétrole, devant une mappemonde, que Peters nous détaille tel un professeur devant sa classe d'élèves. Étape suivante, le promoteur immobilier Oludopo Babs Ajayi, qui attend le public sur une plateforme surélevée au centre de la scène. Les spectateurs devront écouter son exposé depuis des écouteurs, l'entrepreneur se déplaçant entre les personnes au gré de sa présentation. À la suite de quoi, le groupe traverse tout le bâtiment pour en sortir, se présenter devant un container placé à l'arrière du bâtiment, à l'intérieur duquel l'agent Frank Okoh les invite à entrer. Après être retourné dans le bâtiment, avoir traversé la cave et les loges, le public se retrouve dans la grande salle, où il est amené à rencontrer Frieda Springer-Beck, ancienne victime d'arnaque scam, aujourd'hui agent à la commission des crimes économiques et financiers. À quelques pas, le fabricant de chaussures Oluwafemi Ladipo le reçoit sur un podium de défilé. En ressortant de la salle, et en se dirigeant dans une salle du premier étage, le public rencontre le pasteur Victor Eriabie, qui officie dans un décor particulièrement majestueux composé de vitraux et d'architecture de style néorenaissance. À l'issue de cette septième intervention – il y en a dix en tout –, le public est rassemblé dans la grande salle, dégagée pour le coup, pour le seul moment du spectacle avec un dispositif classique de frontalité public-scène. Les différents entrepreneurs se retrouvent pour une séquence finale « climatique », chantée et dansée, au cours de laquelle chacun se présente à nouveau face à l'ensemble du public rassemblé pour la première fois de la soirée. Cet exposé un peu laborieux de l'enchaînement du dispositif scénique permet néanmoins de comprendre le caractère extrême du geste artistique du collectif. Au gré de ces interventions différentes, aussi bien dans leur contenu que dans l'atmosphère et le rapport qu'elles proposent face à l'intervenant, se tisse un fil d'Ariane : l'esprit d'entreprise nigérien, le développement socioéconomique d'un pays du continent africain et, de manière plus globale, la capacité à faire face à l'adversité, ainsi que la croyance en ses propres capacités.

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Lagos Business Angels © Barbara Braun

Jeu sur les limites

Lagos Business Angels © Barbara Braun

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L'ensemble du parcours artistique du Rimini Protokoll se pense comme une remise en question des limites du spectacle et de ce qui le caractérise, et Lagos Business Angels s'inscrit dans cette dynamique. De l'accueil du public – que l'on n'oserait appeler « spectateurs » – à la remise des cartes de visite, tout fait penser à la foire commerciale ; l'ensemble du dispositif traditionnel du spectacle vivant est remis en question. Comme nous l'avons déjà vu, les personnes présentes sur scène ne sont pas des comédiens professionnels. Ils sont présents sur scène dans une perspective documentaire : « Je viens vous raconter mon histoire ». Ne jouent-ils pourtant pas un rôle, quand bien même ce ne serait que le leur ? Le rapport à cette figure scénique – qu'on l'appelle l'acteur, le comédien, l'actant ou l'interprète – est brouillé et remis en question. D'autant plus qu'ils ne sont pas mis en scène dans des situations dramatiques, ou même extraordinaires : ils parlent d'eux, dans un microcosme scénique inspiré de leur lieu de travail : des bureaux, une chapelle, la bourse, un podium, etc. La limite entre la fable et le témoignage est très mince, ainsi que celle existant habituellement entre le comédien, qui joue un rôle, quel qu'il soit, proche ou lointain de sa propre personne, et l'orateur, qui s'exprime en public. Étant donné leur statut de personnes présentes sur une scène de théâtre, on a tendance à penser à des comédiens. Ce n'est pourtant pas le cas. Qu'est-ce qui différencie ces Business Angels, élevés, consciemment ou inconsciemment, au rang d'interprètes, de « simples » orateurs ?

Les vieilles habitudes des spectateurs de théâtre n'échappent pas à cette vaste tabula rasa. La tendance à la passivité du public – habituellement assis dans un fauteuil, à l'abri, dans le noir, tenu au silence le plus complet – n'est pas de mise durant les trois heures du spectacle. Tout d'abord, chaque spectateur est vu de tous, de la même manière qu'il voit tout le monde ; l'anonymat, l'individualisme et la discrétion liés au dispositif du théâtre à l'italienne sont ici absents. Un sentiment de groupe se crée durant la représentation. Une vingtaine de personnes parcourent ensemble le chemin du spectacle, trois heures durant lesquelles des visages deviennent familiers et  des personnes font connaissance entre les interventions. Les « intervenants » nigériens s'adressent directement aux spectateurs : ont-ils des questions ? Souhaitent-ils quelque chose à boire ? N'ont-ils pas compris quelque chose ? Veulent-ils essayer une chaussure, toucher de la dentelle ? L'appel au public n'est pas neuf au théâtre. Il devient pourtant ici systématique, concret, voire renforcé par l'absence de barrière entre l'aire de jeu et l'espace habituellement réservé au public. Cette proximité empêche parfois le public de se réfugier derrière un mutisme et une passivité auxquels il est habitué. De scène, à proprement parler, il n'en existe pas. Pas plus qu'il n'y a de véritables gradins. L'aire de jeu est partout, de la même manière qu'elle n'est finalement nulle part. L'écart de statut entre le spectateur et l'acteur tend à disparaître. D'autant plus que le dispositif scénique change d'installation en installation. Ceci a pour effet significatif de « dérider » quelque peu le public, qui, très crispé durant les premières dizaines de minutes de la représentation, tend à se détendre. Il est pourtant révélateur – les habitudes ont la peau dure – qu'aucun des spectateurs du « Tour 1 » n'a profité de la possibilité qui lui était offerte d'intervenir durant les présentations.


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