Parmi les stéréotypes qui affectent les romans d’aventures exotiques, il en est un qui nous paraît irritant dans la mesure où il véhicule un contenu idéologique aujourd’hui difficilement supportable : la supériorité de la race blanche sur les autres et, à l’intérieur de cette race, la supériorité presque innée du Français sur les autres Blancs, extrêmement moins raffinés. On verra là un des poncifs des collections auxquelles appartiennent ces romans ; ceux-ci, étant destinés à de jeunes lecteurs, assumaient une fonction éducative de type traditionnel et ultraconservateur dans une société tout acquise aux « bienfaits » du colonialisme, de sorte qu’il n’était pas question de transgresser certains principes éditoriaux. Nous aurions donc tort de ne voir là que des aberrations mentales d’un esprit débile.
D’un autre sujet d’irritation peut naître en même temps un certain amusement. Il s’agit des nombreuses reprises que l’on constate d’un roman à l’autre, Simenon n’hésitant pas à se plagier lui-même dans ces fictions, non seulement de manière ponctuelle, mais en utilisant à nouveau sans vergogne la totalité d’une intrigue. L’exemple le plus frappant de ces auto-imitations est constitué par La femme qui tue, Une femme a tué et La Femme en deuil, trois romans qui racontent la même histoire de vengeance avec une intrigue semblable et plusieurs détails identiques. Bien sûr, il y a tout de même dans ces cas des variations auxquelles s’attachera l’inconditionnel de Simenon ! Cet aficionado les recherchera aussi en passant de L’orgueil qui meurt à Dolorosa, de Marie-Mystère aux Étapes du mensonge, de La Femme 47 à La Femme ardente, de L’Homme de proie à Baisers mortels, de Train de nuit au Bonheur de Lili…
En outre, le lecteur de ces œuvres de jeunesse ne peut feindre de l’ignorer : s’il s’attache à ces écrits, c’est surtout pour se pencher sur la « préhistoire » d’un auteur devenu mondialement connu et en qui chacun reconnaît aujourd’hui un des écrivains marquants du 20e siècle. Dès lors, une des questions les plus intéressantes qui se posent à propos des romans populaires consiste à se demander si l’on y trouve des traces annonciatrices du futur Simenon. À cet égard, disons-le franchement et nettement : aucun ouvrage signé d’un pseudonyme ne peut laisser présager l’œuvre ultérieure, à l’exception peut-être de ceux où se font jour à la fois l’annonce d’un ton et l’approche d’une atmosphère, comme L’Homme à la cigarette, Le Château des Sables Rouges ou La Maison de l’inquiétude, par exemple.
Toutefois, même s’il n’existe globalement aucune commune mesure entre les deux volets de la création romanesque simenonienne, cela n’empêche pas que des rapprochements pertinents soient possibles sur certains points précis : les thèmes, les situations, les motifs présents dans l’une et l’autre parties. Ainsi, l’œuvre populaire abonde en jeunes gens nerveux, ambitieux, angoissés, d’une sensibilité exacerbée, qui peupleront aussi les romans signés Simenon, de L’Âne-Rouge à L’Aîné des Ferchaux en passant par Les Suicidés, Long Cours ou Les Noces de Poitiers. Parmi d’autres romans de jeunesse, Chair de beauté, Les Cœurs vides ou La Femme ardente offrent la peinture de ce personnage typiquement simenonien. De même, nombre de ces romans affichent une grande méfiance envers la passion amoureuse violente, mais sans lendemain, qu’ils opposent à un amour durable plus stable et vécu au quotidien. Cette méfiance trouvera un prolongement dans plusieurs fictions futures et l’on sait combien les Dictées reprennent à l’envi l’opposition entre la passion et l’amour durable. De très nombreux titres pourraient être cités ici, dont La Maison sans soleil, Aimer d’amour, Songes d’été, L’Amour méconnu ou Celle qui passe… Les Dictées développent même souvent l’idée selon laquelle la passion est une maladie, thèse présente aussi dès le premier univers de Simenon où Dolorosa, Miss Baby, Voleuse d’amour, Hélas ! Je t’aime et Le rêve qui meurt sont éloquents à cet égard.
Touchant les rapports entre l’œuvre de jeunesse et celle de la maturité, ce sont cependant des motifs ponctuels qui entraînent les comparaisons les plus dignes d’intérêt. Ainsi du motif des petits poissons mangés par les gros, image cruelle d’une certaine condition humaine, que l’on peut suivre depuis Les Cœurs perdus, Les Adolescents passionnés et La Fiancée du diable jusqu’aux Dictées en passant par Le Cercle des Mahé et La Prison. Ainsi encore de l’odieuse mise en scène dont se souvient chaque lecteur de La neige était sale : Frank, qui a donné à Sissy un rendez-vous amoureux, la livre dans l’obscurité à son ami Kromer, du genre porcin ; une substitution semblable figure déjà dans Les Cœurs perdus, avec d’autres détails communs aux deux récits, et dans Les Mémoires d’un prostitué par lui-même.
Dans ce domaine des reprises de motifs ponctuels, il est des cas troublants, comme celui d’Au Rendez-Vous-des-Terre-Neuvas. Dans ce roman de Maigret, le commissaire mène son enquête dans un bistrot de pêcheurs de Fécamp dont l’atmosphère est assurée par de nombreux éléments présents aussi dans L’Homme à la cigarette, roman populaire dont les premières scènes ont le même cadre spatial. Il y a plus puisque, au cours de la même enquête fécampoise, le suicide raté d’un protagoniste reprend avec les mêmes détails la scène d’un autre suicide, réussi celui-là, d’un protagoniste de La Maison de l’inquiétude. On vient de le constater à propos de Fécamp, on trouve aussi des lieux bien connus de l’œuvre patronymique dès l’œuvre « préhistorique » : Fécamp, certes, mais aussi Sancerre, Concarneau, Porquerolles, La Rochelle, Nevers… et même Tahiti. Mieux : dans les romans populaires figurent déjà des établissements qui reparaîtront souvent dans l’œuvre ; ainsi, Paris y compte déjà son hôtel Beauséjour et son Picratt’s Bar !
Enfin, une lecture attentive de ces fictions écrites sans prétention permet de se rendre compte de la progression cahotante de Simenon vers un certain réalisme dû aux petits détails « vrais » qui auront toujours la faveur de l’auteur et à la peinture multi-sensorielle génératrice de ce que l’on a appelé l’atmosphère Simenon. Une telle lecture laisse aussi percevoir la lente gestation, dans ce corpus, de l’élément policier qui reste souvent noyé au sein des stéréotypes sentimentaux ou de l’aventure, mais tente aussi parfois une timide émergence afin de s’en évader et de conquérir son autonomie. Au gré de cette fermentation policière, on voit apparaître des personnages récurrents, parmi lesquels Maigret, Lucas, Torrence et Coméliau qui ne sont pas sortis tout armés du cerveau de Simenon écrivant les premiers romans signés de son nom6. On voit naître d’autres personnages dont la fortune littéraire sera moins éclatante, mais dont l’œuvre signée Simenon ne dédaignera pas quelques avatars : Yves Jarry, l’inspecteur Sancette et ses doubles, rivaux livresques de Maigret, mais bientôt évincés par lui. Vrai : quiconque s’intéresse à la genèse de l’univers romanesque de Simenon se doit d’aller faire un tour du côté de ses romans populaires de jeunesse.
Michel Lemoine
Août 2012
Michel Lemoine est un grand spécialiste de l'œuvre de Simenon, à propos de laquelle il a publié de nombreux ouvrages. Il est collaborateur scientifique du Centre d'Études Georges Simenon de l'Université de Liège.
Michel Lemoine vient de publier, aux éditions du Céfal, Lumières sur le Simenon de l'aube
6 Voir Michel LEMOINE, « Maigret en gestation dans les romans populaires », in Traces, n° 1, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 1989, pp. 53-79.
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