La survie du livre, comme le développement de la lecture, ne dépendent-ils pas aussi de nouvelles manières d'appréhender le texte littéraire ? Sortir le texte d'un livre n'est pourtant pas chose aisée. Et pourtant, les performances et lectures publiques se multiplient. Signe d'une nouvelle mutation de notre rapport à la lecture ou d'un plus fort besoin de lien social ?
À la Maison du Livre de Saint-Gilles (Bruxelles), Joëlle Baumerder organise depuis dix ans des activités autour du livre. « De nos animations se dégage parfois une force inouïe, raconte-t-elle. Des gens viennent pour ça. Parfois, on fait appel à des lecteurs professionnels et même les auteurs se disent surpris. » Il y a aussi des fois où la sauce ne prend pas. À quoi tient la réussite d'une lecture ? « Il y a tellement de facteurs, poursuit la directrice. On peut être allergique à une voix. Tout ça est très subjectif. »
Vincent Tholomé, écrivain et lecteur-performeur, est un habitué de l'exercice. Tous ses textes passent par une adaptation pour l'oral. « Une lecture publique est, pour moi, simplement suivre le texte, dit-il. L'ânonner comme s'il était une œuvre sacrée. Le problème est que généralement, ce texte écrit a été conçu pour être lu à voix basse. En prévision de certains effets. Une lecture publique ne fait que reproduire ces effets. La performance permet, elle, de faire sentir d'autres dimensions. Elle est sensible à ce qui se produit dans l'instant. Aux micro-événements qui peuvent perturber, enchanter, les performeurs. En performance, la question essentielle, pour moi, est celle de la sacralisation de l'œuvre : ou bien le texte est quelque chose d'immuable, d'intemporel et d'intangible (et, dans ce cas, on se contente de le lire), ou bien on fait du texte quelque chose de poreux et on le glisse dans un flux, une valse de mutations (quitte à ce qu'on ne le reconnaisse plus). »
Le livre avec un grand L, Joëlle Baumerder s'en méfie aussi. « Il faut quitter le côté sacré du livre, dit-elle. Notre but est d'amener le public au livre. Lors d'une balade poétique en hommage à Gaston Compère et Jacques Izoard, nous avons découvert des textes d'eux que nous ne connaissions pas, très forts. Après la balade, on voit que les participants empruntent ces livres-là. Ce n'est pas en lisant Proust ou Kafka qu'on va toucher le plus de gens. Chaque année, les apprenants du collectif Alpha viennent lire ce qu'ils ont écrit. Il s'agit ici de publier par la parole. Leurs textes ont une force que peu de textes ont. Les lire écrits, c'est bien. Les entendre, c'est plus fort.» Toucher les gens. Ici, l'objectif est clair. Prochainement, des « massages littéraires » seront organisés à la Maison du Livre. Joëlle Baumerder n'a pas peur de ce genre d'expériences. Mais ces animations soulèvent une autre question : pourquoi la lecture est-elle associée à d'autres activités ? Une balade, un massage, de la musique ? Les mots seraient-ils déforcés sortis du papier ?
Vincent Tholomé commente : « Je lisais récemment Les techniciens du sacré (Éd. José Corti, 2008), l'anthologie du poète américain Jérôme Rothenberg, consacrée aux rituels et « textes poétiques » ayant cours dans les sociétés dites primitives. Le problème qu'il pointe est que la plupart de ces « textes » ne se suffisent pas en tant que tels : sans les rituels qu'ils accompagnent, les chants, les danses, les inflexions de voix, les dessins, etc., ils ne sont qu'une pièce d'un puzzle très complexe. Notre civilisation est essentiellement basée sur l'écrit et le livre. Nos livres ont parfaitement intégré ce fait. Ils n'ont pas, a priori, besoin de chants, danses, dessins, etc., pour les accompagner. Si tu écris un texte pour une performance, d'emblée tu tiendras compte de ces autres dimensions. D'emblée, tu l'inscriras dans un ensemble qui dépasse le livre. La question n'est pas tant de savoir si les mots hors du livre suffisent ou non à eux-mêmes mais de savoir pourquoi et comment on utilise musique ou images. Pas mal de lecteurs/performeurs utilisent la technologie informatique. Pas de problème si tout cela fait sens. Sinon, restons-en à la voix. À la simple lecture à haute voix. Ça peut être splendide. »


et dont l'un était un remix de L'Etranger, d'Albert Camus. Photos DR/PG
Pierre De Muelenaere est membre du collectif Onlit, qui présente son deuxième DJ set littéraire, Terre des hommes de Saint-Exupéry. Le premier était un remix de L'Etranger de Camus. A la voix de l'auteur, enregistrée il y a 50 ans, sont ajoutées de la musique électro et des images. « La musique modifie la façon dont on perçoit les choses, admet Pierre De Muelenaere. Elle joue un rôle au niveau du ressenti. En même temps, il m'arrive de réécouter le disque de l'enregistrement de Camus, seul. Sa voix est d'une force incroyable. Alors, est-ce que je change L'Étranger en le remixant ou est-ce que je permets aux gens de l'entendre ? ». De nouveau la question du sacré. Après sa prestation en France, au Salon de Paris, des commentaires ont fleuri sur internet, demandant de quel droit le collectif Onlit touchait au texte mythique. « On voulait faire réentendre cette histoire. On partage notre expérience de lecture. On aurait pu distribuer le bouquin dans la rue, mais ça n'aurait pas eu le même impact. Le côté spectacle-performance permet d'attirer les gens, le dispositif les rend curieux. Certains journalistes ont titré « Ils ont ressuscité Camus ». Peut-être un peu, notre spectacle crée une rencontre indirecte entre le public et l'auteur, par sa voix ».
La rencontre est aussi ce qui motive Vincent Tholomé. Avec le texte, avec ses co-performeurs, avec le public. « L'idéal, pour moi, est de ne pas être seul en scène. Pendant tout un temps, je n'ai plus du tout écrit « sur papier ». Je n'arrivais plus à le faire parce que ce que m'apportent les autres en performance me manquait, cette dose d'inattendu. Maintenant, j'arrive en quelque sorte à « m'inventer des autres ». Les performances sont l'occasion de faire en sorte que quelque chose se passe. En soi et entre soi et les autres. L'essentiel est de s'oublier. De servir ce qui est en train de se produire. S'il y a « message » dans la perf, c'est, dans un sens très pratique, dans l'art d'être ensemble, de créer ensemble quelque chose, dans l'instant, en fonction des circonstances. »
Même dans une démarche si pointue et expérimentale que celle de Vincent Tholomé, on retrouve donc cette volonté de rencontre, ce besoin de lien social. « Ce que je sais, c'est qu'il existe un certain engouement, actuellement, pour venir voir/écouter des auteurs dire/lire/performer. Est-ce que c'est une autre façon de poursuivre la consommation ?, s'interroge-t-il. Les spectateurs viennent-ils à la recherche d'autre chose, un autre frisson ? Ou la littérature est-elle, par ce biais, en sortant des livres, en train d'amorcer une nouvelle mutation ? Un retour à la voix haute après des siècles de lecture à voix basse ? Je n'en sais rien non plus. »
Adrienne Nizet
Avril 2009

Adrienne Nizet, journaliste indépendante, collabore au quotidien « Le Soir » et à la revue « Indications ».
Voir aussi
www.onlit.be
Le dernier livre de Vincent Tholomé, Kirkjubaejarklaustur, est paru aux éditions Le Clou dans le fer.