La précarité en questions

Comment peut-on alors expliquer le glissement de « pauvreté » à « précarité » ?

La notion de pauvreté était essentiellement associée aux ressources financières, disponibles ou non. La notion de précarité l'a remplacée, et si elle englobe beaucoup de situations différentes, elle devient donc moins précise dans ce qu'elle peut désigner : c'est une notion mouvante, aux causalités tout aussi mouvantes, qui désigne une réalité économique très importante, mais qui postule donc que le travail demeure une question centrale dans l'organisation de notre société, et même le pivot central des protections sociales de l'individu. Au XIXe siècle, par exemple, c'était la famille, ou le capital privé, qui constituaient les quelques protections sociales d'un individu. Le passage au salariat dans le monde du travail a permis la construction de nouvelles protections sociales. Mais depuis une quarantaine d'années, le monde du travail a lui aussi connu des mutations. Le travail n'est plus étroitement associé à la protection sociale. Et donc, cela engendre non seulement la pauvreté matérielle, au moins potentielle, mais aussi le sentiment chez l'individu de la perte de son utilité sociale, de sa position sociale, familiale, etc.

Quelle est alors la spécificité de l'apport philosophique  dans cette réflexion ?

Les concepts, les données, les notions que fournissent la sociologie et d'autres types d'analyses nous permettent de passer à notre réflexion propre. Marx, mais également Hegel l'ont dit en leur temps : la tâche de la philosophie, c'est aussi de penser le présent. Nous suivons en cela cette « tradition » philosophique. Mais la tâche critique qui est la nôtre doit nous permettre de déboucher sur une réflexion d'aujourd'hui, dans un contexte actualisé: qui sommes-nous ? Quelle est cette société à laquelle nous appartenons ? Pourquoi le travail y est-il si central, et organisé de telle manière qu'une partie de la population se trouve exclue de cette centralité, alors qu'il paraît indispensable de s'y référer pour exister ? Quelles sont les tensions internes qui animent cette société ? Comment sommes-nous définis par cette situation ? Et comment pouvons-nous transformer cette situation, comment pouvons-nous l'imaginer autrement ?

précarité
photo © Jim Sumkay No Comment (Musée en plein air ULg)

Dans le concept de précarité, il existe également toute une série d'éléments subjectifs, qui se greffent sur des données matérielles objectivables. Le « précaire », c'est aussi quelqu'un qui se décrit comme étant dans une certaine position au sein du monde social et économique. Et là, on touche à quelque chose de très philosophique : la construction de la subjectivité. La pauvreté décrit la situation objective de certains groupes sociaux. La précarité décrit également cette situation, mais également la manière dont ces groupes se voient dans cette société. Qu'est-ce que c'est être un sujet aujourd'hui, quand on est ce qu'on appelle un « précaire » ? En tentant d'y répondre, nous sommes en plein dans le vif du sujet de la philosophie contemporaine. On pose la question des assujettissements mais aussi des conditions d'existence et d'émancipation d'un sujet. Ne pas seulement constater les contraintes et les limites, mais aussi comment les faire bouger. L'attitude philosophique est de mettre en suspens le jugement  - auquel nous participons tous à un moment donné - pour revenir aux réalités et aux discours qui s'entremêlent, de manière à les faire apparaître dans leur pluralité, leurs tensions, leurs contradictions, leurs conflits. Et c'est là, au sens riche et créatif du terme, que l'on peut commencer, très modestement, à penser et à dire ce qui apparaît dans une société. Nous ne sommes pas là pour porter un jugement, ou faire lever des utopies, ce qu'on peut d'ailleurs peut-être regretter. Notre travail est finalement de dresser une sorte de cartographie de ce qui est invisible sous les discours dominants. D'ouvrir l'espace public à ce genre de débats. Notre rôle, comme le disait Deleuze, est un rôle d'intercesseur entre la multiplicité des voix  à faire entendre et la multiplicité des voies que doit permettre l'espace public. Et donc de soulever tout ce qui est en tension sous le terme généralisé, et pas si simple que cela finalement, de la « précarité » aujourd'hui.

 

Propos recueillis par Alain Delaunois
Mars 2009 

 

Florence Caeymaex, chercheur qualifié FNRS au Service de Philosophie morale et politique

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Alain Delaunois est journaliste à la RTBF et enseigne la pratique de la critique culturelle au Département Arts et Sciences de la Communication. 

 

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