La précarité en questions

« Précarité » : le mot a envahi aujourd'hui l'ensemble du discours, qu'il soit politique, économique, social, médiatique. Il tend à se substituer au terme de « pauvreté », et même à se banaliser, comme s'il s'agissait d'une réalité naturelle et inéluctable. Mais qu'en est-il vraiment ? 

Il y a quelques mois, Laurence Parisot, la présidente du Medef (Mouvement des Entreprises en France, le patronat français) provoquait un beau tollé en justifiant par avance les pertes d'emploi dans le monde du travail  : «  Tout est précaire, la vie est précaire, l'amour est précaire, pourquoi le travail ne le serait-il pas ? » C'était bien avant le séisme financier et économique, aux redoutables conséquences sociales, qui n'en finit pas de secouer la planète...  Mais quelle(s) réalité(s) est (sont) à l'œuvre derrière ce mot, « précarité », et surtout, que nous révèle-t-il de la condition humaine aujourd'hui ? Le service de Philosophie morale et politique de l'ULg a proposé cours et table-ronde sur ce thème, en y faisant intervenir des chercheurs et personnalités ayant réfléchi sur la question, comme tout récemment Guillaume Le Blanc, professeur de philosophie à l'Université de Bordeaux, auteur de Vies ordinaires, vies précaires (Seuil, 2007).

Florence Caeymaex, chercheur qualifié au F.N.R.S. au Service de Philosophie morale et politique, revient sur l'émergence linguistique et sociale du mot « précarité », et expose pourquoi aujourd'hui il donne matière à une pensée critique parmi les chercheurs en philosophie.

 Florence Caeymaex : Le terme « précarité » fait aujourd'hui pleinement partie du vocabulaire commun, pour désigner une réalité économique, sociale, voire même psychologique. Devenu banal, y compris dans le discours des pouvoirs publics, il a d'abord fait l'objet d'une approche sociologique, et notamment celle d'un sociologue français, Serge Paugam, qui a mené des enquêtes et recherches statistiques sur le monde de la pauvreté (Les formes élémentaires de la pauvreté, P.U.F., 2005). Une autre approche, davantage socio-historique, est celle de Robert Castel, qui est connu pour avoir écrit Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat (Gallimard, 1999), une histoire de la constitution, puis de la déconstruction progressive du salariat en France.

Ce terme passé dans le sens commun, a donc d'abord gagné un contenu sociologique rigoureux, avant d'entrer dans le champ de la philosophie, notamment à travers les travaux du philosophe Guillaume Le Blanc. Le Blanc est l'auteur entre autres d'ouvrages sur Michel Foucault, et ensuite sur Georges Canguilhem, philosophe des sciences et de la médecine dont Foucault est pour une partie l'héritier. A partir de ces travaux théoriques existants, Le Blanc s'est emparé de cette question d'actualité et de ce concept sociologique pour lui donner un contenu philosophique et contribuer ainsi à une critique sociale de l'époque. C'est ce qui nous intéressait, à deux titres : d'abord, approcher un concept envisagé sous son angle philosophique, ensuite construire une approche philosophique et critique de ce qu'est la précarité.

précarité
photo © Jim Sumkay No Comment (Musée en plein air ULg)

Cette thématique de la précarité trouve sa place dans un cours d'analyse  philosophique  de l'actualité...

Oui, pour nous, faire de la philosophie politique c'est, entre autres choses, élaborer un discours critique sur les catégories et concepts, explicites ou parfois implicites,  à partir desquels nous nous rapportons au monde, au réel socio-historique, en tant que philosophe, sociologue, mais aussi, comme disent les philosophes, en « homme de la rue ». Parfois, le langage commun nous laisse penser que la précarité est une réalité sociale donnée, inéluctable, et immédiate pour tout le monde. Nous, nous nous interrogeons sur les modalités de sa construction, sur les problématiques implicites que le langage véhicule à son propos. Par exemple, nous travaillons sur les stratifications sociales actuelles, sur la manière dont la société est divisée, et comment on y différencie les notions de précarité, de pauvreté, d'exclusion. La construction de tous ces discours dans la société a un impact, direct ou indirect, sur l'homme ordinaire, et par conséquent sur les politiques sociales, par exemple, des services publics à l'égard des usagers.

Historiquement, comment le mot « précarité » est-il apparu de façon si évidente ?

Les mots que nous employons tendent à nous faire croire qu'ils désignent des réalités qui ont toujours été là. Mais ces réalités sont elles-mêmes en transformation, et le langage qui les traduit, aussi. La notion de précarité est effectivement très historiquement datée. Le mot existe depuis le début du XIXe siècle, et  a une origine juridique : est précaire une situation dans laquelle un individu se trouve sous la dépendance d'un autre. Cela induit que le changement de sa situation dépend donc du bon vouloir de celui qui l'emploie. Mais l'usage de ce mot, et de ses dérivés, « précariser, précarisation »,  pour désigner une réalité sociale et économique précise, devient courant à partir des années 1980. Et s'applique ainsi à toute une population qui a d'abord été confrontée au chômage de masse dans ces années-là. C'est à partir de ce moment que le terme « précarité » commence à gagner du terrain sur celui de « pauvreté », et qu'on l'utilise lorsqu'il s'agit de désigner des préoccupations relatives à l'emploi : des personnes qui sont menacées de chômage, d'autres qui y sont déjà, et qui ne sont pas nécessairement des « pauvres » au sens étroit du terme. Puis on s'aperçoit progressivement que la précarité dépasse peu à peu la seule problématique de rupture d'un contrat de travail ou d'une perte d'emploi, mais désigne aussi une grande partie des salariés : ceux qui sont confrontés à des contrats à durée déterminée, souvent courte, à des contrats intérimaires, et même, dans l'entreprise, ceux qui n'ont pas de difficultés d'emploi, mais dont les conditions de travail sont très mauvaises.

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