L'expérience de la pauvreté vue par W. T. Vollmann

Donner du sens à l'expérience de la pauvreté

pauvreté

Toutefois, son ambition ne s'arrête pas là. Vollmann souhaite également comparer les diverses expériences de pauvreté dont il rend compte, recherchant, derrière les différences, des similarités qui pourraient nous éclairer sur le sens même de la pauvreté. Car la question de Vollmann est bien une question de sens, et les multiples spéculations, interprétations, tentatives d'explication qui truffent l'ouvrage, plus qu'elles ne donnent de réponses, révèlent ce qui taraude l'auteur : pourquoi y a-t-il des pauvres et des riches? Qu'est-ce que la pauvreté, comment en donner une définition qui ne trahisse pas la multiplicité des expériences singulières ? Quelles causes attribuer aux vies misérables ? Quelle position adopter en tant qu'enquêteur pour approcher de la manière la plus juste possible ce phénomène ? Comment parler de la pauvreté quand on ne l'est pas soi-même, quand on est un « riche » parmi les « pauvres » ? Sur toutes ces questions, l'ouvrage offre un point de vue éclaté, pas toujours cohérent ni totalement compréhensible. Vollmann semble nous livrer « en passant » son avis, son sentiment parfois, sans jamais entrer de plein pied dans une théorisation. Or c'est dans cet ensemble de réflexions disséminées dans l'ouvrage que se trouvent les propos les plus ambigus de l'auteur.

 

W.T. Vollmann, Pourquoi êtes-vous pauvres ? , trad. de l'américain par Claro, Arles, Actes Sud, 2008

Concernant le concept de pauvreté, les définitions que donnent les intéressés désarçonnent Vollmann : un ivrogne miséreux refuse de se considérer comme pauvre car il a de quoi se saoûler ; Wan, une Thaïlandaise vivant à la rue, assène « je trouve que je suis riche » ; une jeune Algérienne déclare que « personne n'est pauvre car nous avons tous reçu quelque chose d'Allah »... Fatigué de ne pas trouver de réponse satisfaisante à sa question, Vollmann livre ses propres conclusions. Etre pauvre, c'est « être malheureux dans sa propre normalité », la pauvreté étant toujours relative à un lieu et une époque. La pauvreté est alors moins un état économique (le dénuement), qu'une expérience (la misère) qui a trait au rejet, à l'invisibilité, à la dépendance, à la vulnérabilité, à la douleur, à l'indifférence et à l'aliénation. Mais le pauvre est aussi, du point de vue du riche, celui « qui n'a pas ou désire ce que j'ai » : le clochard effrayant qui m'attend en bas de chez moi pour s'introduire dans mon hall ou la bande de jeunes pauvres croisés la nuit qui veulent « me prendre tout ce que je possède ». Vollmann le confesse, sans crainte du « politiquement incorrect » : « J'ai peur des Noirs grands et pauvres qui m'arrrêtent dans les rues de mon propre pays ». Aux facettes multiples, le propos de Vollmann est lui-même irréductible à une définition. Néanmoins, on reste frappé par cette hypothèse trouvée au détour d'une réflexion : « J'en vins donc à me demander si l'une des caractéristiques de la pauvreté ne serait pas l'acceptation de la défaite », confortée plus loin par l'idée que « tous possédaient la capacité de choisir ».

Surgit ici un autre grande question : celle des causes. Mais à nouveau, les réponses s'avèrent décevantes. Bien souvent, les personnes concernées n'ont aucune réponse ou usent de lieux communs, variables en fonction de leur origine culturelle, religieuse, sociale : « Parce que Allah le veut », « Parce que j'ai été mauvaise dans ma vie précédente », « Parce que je n'ai pas eu de chance », « C'est la faute des riches qui ont tout pris aux autres », « C'est parce qu'on n'est pas assez rapide », « Pas assez adapté », « Parce qu'on a fait quelque chose de mal à un moment donné », etc. Quand ce n'est pas : « Hé bien, l'argent va où il a envie d'aller »...

Pauvreté et politique

Que faire de toutes ces réponses différentes et jugées souvent peu consistantes par Vollmann (« Les réponses des pauvres sont souvent tout aussi pauvres que leurs existences ») ? Au fond peut-être n'y a-t-il pas de causes clairement identifiables, pas véritablement de rationalité à rechercher dans ce phénomène. Si le livre de Vollmann nous permet de voir que la pauvreté n'est pas vécue et perçue de la même manière partout dans le monde, il nous laisse surtout avec un sentiment général d'absurdité et de désespoir : « Je pense qu'il y aura toujours des gens pauvres, comme cela existe depuis une éternité ».

Une réflexion, glissée comme beaucoup d'autres au milieu d'un paragraphe descriptif, nous donne une indication sur le défaitisme de Vollmann  : « La pauvreté n'est jamais politique ». Aussi discrète soit-elle, cette petite phrase ne passe pas inaperçue car elle pointe ce que l'on pressentait confusément depuis le début de la lecture : Vollmann rejette toute explication politique de la pauvreté. Lorsqu'une telle interprétation est esquissée par ses interlocuteurs, il adopte un ton ironique pour souligner leurs accointances avec une pensée de la « révolution violente », aux relents de communisme « mal digéré » (« Les gens sont pauvres parce que les riches leur prennent tout », résume nonchalament l'auteur). 

Mais au fond, la question « Pourquoi êtes-vous pauvres? » a-t-elle un sens ? N'est-ce pas précisément une manière d'individualiser un problème qui n'a rien d'individuel ? Dès lors, à quoi s'attendre d'autre qu'à des propos fatalistes, désenchantés ou dépourvus de sens? Sans revenir à un « communisme » caricatural, on aurait tout intérêt à relire le vingt-quatrième chapitre du Capital, où Marx dénonce le mythe de la prétendue « accumulation initiale » selon lequel les riches devraient leur richesse à leur intelligence, leur labeur, leur caractère économe, tandis que les pauvres devraient leur misère à leur fainéantise et à leur tendance à gaspiller. C'est, nous dit Marx en substance, non pas aux caractéristiques morales des individus qu'il faut attribuer la pauvreté, mais à une structure économique - un capitalisme imposé dans la violence de l'expropriation et de la conquête, et aujourd'hui mondialisé - qui détermine les rapports sociaux et produit nécessairement de l'inégalité. Bref, à penser la pauvreté sur le seul mode individuel, on se prive d'une partie essentielle de son explication.

Anne Herla
Mars 2009

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Anne Herla, chargée de recherches FNRS dans le Service de Philosophie morale et politique, donne avec Florence Caeymaex et Grégory Cormann un cours d'Analyse philosophique de l'actualité portant sur la précarité.


 

G. Le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007.
G. Le Blanc, L'invisibilité sociale, Paris, PUF, Pratiques théoriques, 2009.
S.Beaud & J. Confavreux, La France invisible, Paris, La Découverte, 2008.

 

 

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