Entre 1992 et 2005, le journaliste et romancier W.T. Vollmann (Los Angeles, 1959) a sillonné le monde, armé d'un appareil photo, d'une question : « Pourquoi êtes-vous pauvres ? », et ... d'une somme d'argent, servant à rémunérer les dizaines d'entretiens qu'il obtiendra avec des « pauvres » de la planète. Ces conversations, et les photos qui les accompagnent, constituent la matière première de son dernier ouvrage, intitulé sobrement Poor people, et traduit en français plus explicitement par Pourquoi êtes-vous pauvres ?
À première vue, on rangerait volontiers cette enquête aux côtés d'ouvrages de sociologie et de philosophie politique, quelque part entre la Misère de monde de Bourdieu et Les pauvres de Simmel, non loin des penseurs de l'« invisibilité sociale » (Voirol, Le Blanc, Beaud1). Ou mieux encore, entre les Naufragés de Declerck et les Dépossédés de Mac Liam Wilson. Pourtant, cet ouvrage est définitivement inclassable. A la fois roman, enquête, et essai, on ne sait pas au juste à quel objet on a affaire. En outre, plusieurs facteurs distinguent Vollmann des auteurs cités. D'abord, son étude s'étend à la planète entière : la pauvreté dont il nous parle est une pauvreté mondialisée, qui frappe aussi bien aux Etats-Unis qu'en Afghanistan, en Bolivie, en Russie, en Thaïlande ou au Yémen, malgré la singularité de chaque situation. Ensuite, le ton utilisé pour parler de la pauvreté est très personnel : l'auteur s'implique intimement dans chaque réflexion, ne cessant d'interroger son propre regard de « riche » sur les « pauvres » (« Pour dire la vérité, j'aime les sans-abri, et cela me rend heureux de sentir que j'ai une âme charitable »). Enfin, la forme échappe aux ordonnancements habituels, puisqu'elle mêle, dans un savant désordre, les descriptions, les interprétations, les commentaires, les réflexions, et les images.
Rendre visibles les « invisibles »
Dans ce matériau touffu et enchevêtré, on peut cependant distinguer au moins deux objectifs de l'auteur : montrer et donner sens. C'est dans la veine descriptive que Vollmann excelle vraiment. Les portraits qu'il nous livre sont d'une telle justesse et d'une telle puissance d'imprégnation que l'on en ressort avec l'impression très vive d'avoir fait la rencontre de personnes entièrement singulières. A l'opposé des études statistiques sur la pauvreté qui ne présentent que des chiffres sans aucun contenu d'expérience, l'enquête de Vollmann nous met en contact avec le vécu le plus concret de ses « sujets » . Grâce à son sens de l'observation, à son écoute attentive, et à la qualité de sa plume, Vollmann rend visibles les « invisibles » . Ceux que l'on tente le plus souvent de mettre à l'écart parce que « la pauvreté visible effraie » se retrouvent ici au devant de la scène, présentés sans condescendance ni apitoiement, crûment, mais non sans tendresse. Ce travail de « visibilisation » , auquel participe l'ensemble de très belles photographies réunies à la fin de l'ouvrage, est certainement un des aspects les plus convaincants du projet de Vollmann.
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Fillette mendiante au nez déformé, Aranyaprathet, 1996.Copyright W.T. Vollmann/Actes Sud/PGReproduction interdite | Homme devant sa maison détruite par la guerre civile, Kaboul, Afghanistan, 2000.Copyright W.T. Vollmann/Actes/Sud/PGReproduction interdite |
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Femme fébrile, Tamatave, sans date.Copyright W.T. Vollmann/Actes Sud/PGReproduction interdite |
Mais s'il donne à voir, l'auteur donne aussi à entendre : la voix des « sans voix » occupe ici une place centrale, les pauvres détenant eux-mêmes le sens (ou le non sens) de leur vie. A travers le « récit de soi » ouvert par le procédé même de l'entretien, les interviewés construisent une histoire, la leur, qui comme tout récit de vie tient à la fois du témoignage et de la fiction, de la justification et de l'invention de soi. A travers cette parole écoutée et retraduite sous forme littéraire, tous deviennent des « personnages » , se décalant d'eux-mêmes, produisant autre chose que leur réalité de tous les jours. Par le dispositif qu'il installe, Vollmann rend possible une forme de création collective, que son livre cristallise.
1 O. Voirol, L'invisibilité comme désubjectivation, in Augustin Giovannoni et Jacques Guilhaumou (éds.) Histoire et subjectivation. Paris, Kimé, 2008, pp. 101-120.