Au début de ce mois d’août, Pierre Bartholomée soufflait ses 80 bougies. De nombreux festivals en profitent pour mettre à l’honneur le compositeur et lui passer commande. C’est également le cas de l’Université de Liège qui, grâce à l'Orchestre Philharmonique Royal de Liège, s’offre, pour ses 200 ans, une nouvelle pièce du compositeur belge. La création par l’OPRL aura lieu lors de la rentrée académique, le 25 septembre.
Si avant notre rencontre, le nom de Pierre Bartholomée m’évoquait surtout celui d’un compositeur et ancien chef d’orchestre de l’OPRL, mes premières lectures révèlent rapidement qu’il est bien plus que cela. Si 80 ans peuvent paraître beaucoup – la plupart des choses dont me parle Pierre Bartholomée se sont passées avant ma naissance, comme le souligne avec le sourire son épouse Francette – la majorité d’entre nous aurait besoin du double de temps pour réaliser la moitié de qu'il a accompli.
Pierre Bartholomée ©Caroline Doutre, 2017
Ses débuts
Pierre Bartholomée entre au Conservatoire Royal de Bruxelles très jeune. Il n’est âgé que de quatorze ans lorsqu’il est admis dans la classe de piano d’André Dumortier. Quelques années plus tard, sa candidature est retenue par le Conservatoire pour participer à une masterclasse auprès du célèbre pianiste Wilhelm Kempff. Dans ce contexte, au contact d’autres pianistes à l’aube de leur carrière, il prend conscience des réalités du métier de soliste. « J’étais avec des gens de mon âge, du Conservatoire de Paris ou de Berlin, et ils disaient : “C’est qui ton agent ? Quoi, tu n’as pas d’agent ?” J’ai vu tout l’aspect carrière, tout ce par quoi il fallait passer pour faire carrière. Je me suis dit : c’est pas moi, je ne me vois pas faire ça. Et donc, avec ma femme qui était musicienne aussi, on s’est dit qu'on allait essayer de travailler autrement. » Pierre Bartholomée choisit alors d’emprunter une voie différente.
Très jeune déjà, il était intéressé par la composition et s’était lancé dans les premières tentatives d’écriture. Dans un entretien avec la musicologue Anne Mattheuws, il évoque ces premiers essais : « Enfant, je me voyais compositeur : j’improvisais au clavier, je noircissais des portées, je commençais des œuvres que je n’achevais pas, comme ce début de concerto pour piano écrit à l’âge de neuf ans1. »
Il avait alors suivi des cours d’harmonie avant même d’entrer au Conservatoire, et assouvissait déjà sa curiosité pour la musique contemporaine grâce aux concerts organisés par les Jeunesses Musicales et les créations données par l’Orchestre de l’INR. Des compositeurs comme Darius Milhaud, Francis Poulenc et Arthur Honegger étaient alors fréquemment diffusés sur les ondes de la radio. Pierre Bartholomée est à l’affut des initiatives allant dans ce sens et découvre ainsi, lors d’une émission radio, le Sprechgesang utilisé dans une œuvre de René Leibowitz.
Ce n’est qu’au début de ses études au Conservatoire, en 1952, que le Belge achève sa première composition. L’année suivante, sa Suite pour deux pianos est jouée au Palais des Beaux-Arts lors d’une série de concerts présentant des œuvres de jeunes compositeurs.
Si l’on penserait volontiers qu’il s’engage alors sur une voie menant tout droit au succès, on n’aurait pas tout à fait raison. Le chemin qu’emprunte Pierre Bartholomée est plein de détours, et ce sont ces détours qui font de lui un personnage aussi intéressant.
Musiques nouvelles et instruments anciens
Pour explorer le répertoire de la musique contemporaine, Pierre Bartholomée s’est doté d’un outil extraordinaire. Un outil qui permet d’étudier ce répertoire en profondeur et de le faire découvrir au public : une sorte de laboratoire offrant l’espace et le temps nécessaire pour s’aventurer jusqu’aux limites du possible : l’ensemble Musiques Nouvelles. Les musiciens formant l’ensemble s’étaient rencontrés en 1962, à l’occasion de la création au Palais des Beaux-Arts de Répons du compositeur malmédien Henri Pousseur.
Henri Pousseur à gauche et Pierre Bartholomée
© Robert Kayaert, 1969
Berio, Webern, Stravinsky, Bartholomée et Pousseur, tels sont les noms des compositeurs programmés lors du premier concert officiel de l’ensemble. Lors de ce concert, les membres de Musiques Nouvelles explorent la musique électronique au travers d’une pièce de Berio pour cinq instruments et bande magnétique. Quelques années plus tard – Pierre Bartholomée dirige alors Musiques Nouvelles – l’ensemble expérimente une certaine spatialisation de la musique grâce à Tempi Concertati du même compositeur. On pourrait accumuler les exemples prouvant que les terrains de recherche de l’ensemble étaient illimités.
Parmi les membres de Musiques Nouvelles se trouvaient non seulement des amoureux de musique contemporaine, mais aussi des musiciens tournés vers une autre époque de l’histoire de la musique. Ainsi, Wieland Kuijken, pionnier dans le mouvement de redécouverte de la musique ancienne durant les années 60, figurait parmi ceux qui avaient participé à la création de Répons. Son frère, Sigiswald, le désormais célèbre fondateur de l’ensemble La Petite Bande, allait par la suite rejoindre Musiques Nouvelles.
Si les frères Kuijken exploraient le répertoire ancien au travers des instruments d’époque, Pierre Bartholomée se lançait dans l’exercice inverse. En 1967, il compose sa première pièce pour violon baroque, deux violes de gambe et clavecin : Le tombeau de Marin Marais. Il ne s’agit pas de la seule œuvre pour instruments anciens du compositeur, loin de là. Notamment, près de 40 ans plus tard, l’université catholique de Louvain fait appel à son talent pour célébrer son 575e anniversaire. Pierre Bartholomée compose alors une pièce dont le thème est l’université et qui sera dirigée par Jordi Savall en personne : Ludus Sapientiae.
En 2009, le Recteur Bernard Rentier déclare Henri Pousseur docteur honoris causa de l'Université de LIège à titre posthume. C'est Pierre Bartholomée qui recevra les insignes en son nom lors de la cérémonie de rentrée académique.
« Il n’y a rien de plus intéressant qu’un orchestre »
De 1976 à 1999, Pierre Bartholomée est le chef d’orchestre et directeur de l’Orchestre de Liège qui n’était alors ni philharmonique, ni royal. Vingt ans après avoir quitté cette fonction, il parle de l’orchestre avec passion : « Il n’y a rien de plus intéressant qu’un orchestre. Ce qui est formidable, c’est de voir tous ces gens avec toutes leurs différences – différences d’âge, différences d’origines – se concentrer pour faire ensemble qu’une certaine chose soit belle. Cela demande beaucoup de talent, beaucoup d’investissement, des savoirs extrêmement variés. Il faut franchir toutes sortes de barrières, mais, pour finir, c’est quand même la musique qui l’emporte. Il y a quelque chose qui converge. »
L'Orchestre de Liège dirigé par Pierre Barhtolomée dans les années 80. Archives OPRL / Michèle Compère Pierre Bartholomée. Archives OPRL / Jacques Mertens - Pierre Bartholomée et l'OPRL au TCE le 22/04/1997. Archives OPRLLes concerts commentés des Jeunesses Musicales ont laissé un vif souvenir à Pierre Bartholomée. Dès son entrée en fonction à Liège, il cherche à mettre sur pied des activités de ce genre. Il imagine donc dédoubler les concerts d’abonnement du vendredi soir afin de rejouer une partie du programme le samedi après-midi pour un public plus familial. Les parents dont les enfants sont trop jeunes sont pris en charge dans des ateliers musicaux. Si Pierre Bartholomée me confie que, à l’époque, certains freinaient des quatre fers, l’idée a fait son chemin puisque l’OPRL organise aujourd’hui encore les « Samedis en famille ».
Pierre Barhtolomée reçoit le prestigieux prix de l'Académie Charles-Cros. Archives OPRL / Michèle Babey
Interdisciplinarité
« J’ai toujours été très interpellé par l’idée d’interdisciplinarité. Je pense que la musique permet cela. Elle peut toucher tout le monde, il n’y a pas de prérequis pour écouter un concert. La musique peut, d’une manière ou d’une autre, parfois très lointaine, nous toucher. »
L’interdisciplinarité est un terme que les artistes aiment employer lorsqu’ils parlent de leur travail. Bien nombreux sont ceux qui aiment dire qu'ils combinent la musique avec d’autres arts. Lorsqu’on parle d’interdisciplinarité avec Pierre Bartholomée, le terme prend un sens plus large encore. Il s’agit alors non seulement de combiner différentes pratiques artistiques, mais aussi d’associer des personnes exerçant des métiers totalement différents, comme des ingénieurs ou des mathématiciens.
En 2001, le compositeur entame une résidence de trois ans à l’UCL : « Ils m’ont dit : “Vous allez composer de la musique !” C’est magnifique, évidemment, mais j’ai été un petit peu étonné qu’il n’y ait pas de demande d’ordre pédagogique. » Pierre Bartholomée propose alors de créer un atelier interfacultaire de composition musicale ouvert à tous, y compris à des non musiciens : « La formation apportée par l’atelier, n’est pas spécifiquement musicale, même s’il développe de réelles compétences en ce domaine. Elle est davantage de l’ordre de compétences fondamentales, spécifiquement universitaires, en création intellectuelle et artistique. L’essentiel de cette formation concerne une meilleure compréhension de l’acte inventif, lorsque celui-ci tente d’échapper à ses propres pesanteurs, pour adopter des points de vue épistémologiques décalés par rapport au sens commun2. »
Tout un programme ! Mais Pierre Bartholomée ne manque pas d’ambitions ni de détermination. À la fin de chaque année, un concert était organisé pour présenter les créations des participants. L’atelier durera finalement tout le temps de sa résidence, et même au delà, puisque les étudiants ont continué à se rencontrer.
En écoutant Pierre Bartholomée parler de cette expérience, on comprend combien il était pertinent de faire appel à lui pour le bicentenaire de l’Université... Après avoir longuement évoqué le passé, nous en venons à sa prochaine création.
Ouvrir des chemins
L’œuvre qui sera interprétée à l’occasion de la rentrée académique se distingue des autres compositions pour orchestre de Pierre Bartholomée. Alors qu’il avait jusqu’à présent traité principalement des grandes formes lorsqu’il écrivait pour orchestre – « On demande toujours des œuvres de quinze minutes » me dit-il avec un sourire en coin –, le compositeur a cette fois réalisé des miniatures. C’était déjà le cas dans des œuvres telles que Fin de série et 13 Bagatelles pour piano.
Les miniatures composées pour l’événement sont au nombre de cinq et, comme c’est fréquemment le cas chez Pierre Bartholomée, sa pièce emprunte le nom d’une forme musicale : le prélude. Durant le 19e siècle, les préludes exploraient en général des difficultés techniques ou des ambiances particulières. Claude Debussy, quant à lui, confère des titres programmatiques à ses préludes. L’exemple le plus célèbre est sans doute le Prélude à l’après-midi d’un faune. Pierre Bartholomée s’inscrit dans cette tradition en donnant des titres suggestifs aux cinq parties de son œuvre : « Mirages », « Tumultes et parades », « Variation », « Masques » et « Choral ».
Porté peut-être par le souvenir du travail sur certains aspects de mes opéras, je voulais, ici, ouvrir mon écriture à l’intégration d’éléments de type figuratif. Figuration au sens de représentation sous-entendue et formes elliptiques. Les cinq pièces portent des titres. Ce qu’ils évoquent et qui n’est qu’à peine suggéré relève essentiellement de l’éphémère. On est donc dans une certaine ambiguïté : les configurations, strictement musicales, sont comme traversées d’images, des images qui ne font que passer. Mirages joue sur les surgissements tantôt furtifs tantôt stridents de figures sonores fuyantes, lointaines ou soudaines, parfois très proches, nerveuses, rares, imprévisibles, sur un tapis de résonances discrètes et de ponctuations irrégulières. Tumultes et parades tient à la fois du tourbillon, d’un certain emportement, de resserrements rythmiques et d’élans qui, s’éteignant soudain, laissent entendre – débris de mémoire – l’un ou l’autre appel de fanfares disparues. Variation : cette petite pièce semble inspirée d’un conte imaginaire. « Il était une fois » une mélodie qui se cherchait… Masques fait se succéder un bref épisode introductif plusieurs fois interrompu par de brèves grimaces sonores, quelques moments où semblent s’amorcer une danse un peu insolite et l’esquisse d’une phrase chantante. Choral reprend à sa manière le procédé du choral varié cher aux musiciens allemands de l’époque baroque. Les trois apparitions d’un verset – longue ligne descendante confiée aux instruments à vent – sont imbriquées dans les textures harmoniques et rythmiques sans cesse changeantes du jeu de l’ensemble des instruments à cordes. Pierre Bartholomée |
Pour le compositeur et musicologue Jean-Yves Bosseur, la relation dialectique entre ordre et désordre est essentielle dans l’œuvre de Pierre Bartholomée : « Le premier terme n’annule pas le second, les deux devant demeurer en état de tension, traduire les différents états de la matière en voie de transformation, en un nécessaire mouvement de va-et-vient3. » Peut-être est-ce ce qui fascine tant des interprètes de renom comme l’Ensemble Intercontemporain, Jean Tubéry ou le Quatuor Danel, pour n’en citer que quelques-uns, dans la musique de Pierre Bartholomée. Publié par des labels de disques tels que Cypres ou Evidence Classics, le compositeur a été membre du jury de concours majeurs comme le Concours International Reine Élisabeth. Au début de cette année, il recevait l’Orphée d’Or de l’Académie du disque lyrique pour l’enregistrement de son opéra Œdipe sur la Route.
Parmi d'autres oeuvres de sa discographie : Soli (Little Tribeca/Aparte, 2011), Œdipe sur la route (Evidence, 2015), Rhizomes (Cyprès, 2017)
Son parcours ne peut qu’impressionner. Tout au long de sa carrière, Pierre Bartholomée n’a cessé de fouler des chemins inexplorés et à accomplir de façon passionnante ce qu’il considère être le rôle de l’artiste : « Les artistes lancent des messages. Ils tentent d’ouvrir des chemins. Leurs sens sont orientés et exercés de façon particulière. Leur parole, dès lors, est différente. Elle doit être écoutée4. »
Adèle Querinjean
Septembre 2017
Adèle Querinjean est saxophoniste et diplômée en musicologie. Elle est aussi chroniqueuse musicale indépendante.
Une autre œuvre, commandée à Pierre Bartholomée par le Festival Les Nuits de Septembre, sera créée le 23 septembre à la Salle académique de l'Université de Liège. Les Concerts de Midi proposent également des Bagatelles de Pierre Bartholomée le 19 octobre à 12h30, Salle académique
1 MATTHEUWS, Anne, « Découvertes et aventures. Entretien avec Pierre Bartholomée », dans WANGERMÉE, Robert (dir.), Pierre Bartholomée. Parcours d’un musicien, Wavre, Mardaga, 2008, p. 30.
2 DE SMEDT, Thierry, « Compagnon d’écriture », dans WANGERMÉE, Robert (dir.), Pierre Bartholomée. Parcours d’un musicien, Wavre, Mardaga, 2008, p. 156.
3BOSSEUR, Jean-Yves, « Pierre Bartholomée, à l’écart des certitudes », dans WANGERMÉE, Robert (dir.), Pierre Bartholomée. Parcours d’un musicien, Wavre, Mardaga, 2008, p. 86.