Didon, le mythe, la femme et la magie

 

Vergilius vaticanusPraxis. On assiste enfin à la préparation du sacrifice, de l’ultime sacrifice, celui de Didon elle-même : « et, tandis qu’elle parlait encore, ses compagnes la voient s’affaisser sous le fer ; elles voient l’épée écumante de sang et ses mains défaillantes. » (v. 663-665)

Sans entrer spécifiquement dans le rapport entre magie et suicide, il est bien attesté par les sources directes que la magie agressive entretenait un rapport particulier avec la mort – ou les défunts – surtout si celle-ci était survenue de façon prématurée. Ainsi, les tablettes de défixion – dont les objectifs pouvaient être variés, allant des charmes érotiques au sabotage d’un adversaire dans une course de char ou un procès – devaient être déposées ou enterrées, notamment dans une tombe (contrairement aux charmes de protection, les amulettes, qui étaient portés). Parmi ces tombes, se trouvaient celles des aôroi ou biaiothanatoi : deux mots grecs qui désignent ceux qui sont morts trop tôt, avant leur heure, dont les suicidés pouvaient faire partie pour des raisons évidentes.

La mort de Didon. Vergilius Vaticanus. Début du 5e s. Vatican, Bibliothèque Apostolique. Vat. Lat. 3225. F° 41
 

Toutefois, un suicide de ce type, par le fer, est ressenti comme viril et donc particulièrement fort, et rappelle directement le suicide d’une autre héroïne tragique qui s’est livrée à la magie de façon exceptionnelle, en proie au désespoir amoureux : Déjanire10.

 

De Virgile à Purcell

Didon est donc une femme forte, « virile », rusée, mais aussi étrangère, et qui menace l’équilibre de sa cité. Le caractère féminin, étranger, marginal ou menaçant l’ordre établi, correspond tout à fait au discours sur la magie qui s’est développé au cours des siècles et est bien attesté à l’époque augustéenne. Au même titre que Circé ou Médée, Didon est sortie de son rôle de femme (en dirigeant seule), d’épouse (en trahissant la mémoire de son mari) et de mère (en n’ayant pas d’enfant), elle devient une menace pour l’équilibre social, et c’est bien là ce qu’illustre son recours à la magie agressive.

S’il conserve la part de sorcellerie, l’opéra de Purcell donne une toute autre place à celle-ci, qui n’est plus le recours de la reine désespérée, mais le fait de sorcières, presque shakespeariennes, cherchant sa perte et trompant Énée. L’image qu’il donne de Didon, si elle reste tragique, en est néanmoins beaucoup moins sombre et menaçante, et rend à l’héroïne son charisme, car sans être totalement vertueuse elle n’est plus aussi simplement furieuse.

 

Magali de Haro Sanchez
Avril 2017

 

crayongris2Magali de Haro Sanchez est chercheuse en papyrologie au CEDOPAL de l'ULg et à MdHSolutions à Nancy. Elle s'intéresse à l'histoire de la médecine antique et particulièrement aux papyrus iatromagiques grecs. Elle a publié Écrire la magie dans l'antiquité aux Presses universitaires de Liège.

 

 

Pour approfondir le sujet, on consultera :

Études
K. Paul Bednarowski, Dido and the Motif of Deception in Aeneid 2 and 3, dans TAPA 145.1 (2015), pp. 135-172.
Evelyne Berriot-Salvadore (éd.), Les figures de Didon : de l’épopée antique au théâtre de la Renaissance,IRCL-UMR5186 du CNRS, 2014 (www.ircl.cnrs.fr).
Céline Bohnert, Les visages d’une reine. Texte pour le programme de spectacle édité par l'Opéra comique de Paris, pour la mise en scène de Dido and Aeneas de Purcell et Nahum Tate par Deborah Warner, dir. musicale William Christie, Paris, 2012, pp. 45-51.
Magali de Haro Sanchez, Magie et médecine dans les papyrus magiques grecs d’Égypte, paru dans le magazine Culture, 2010
Magali de Haro Sanchez, La magie antique : aux sources des pratiques, des discours et des fantasmes, paru dans le magazine Culture, 2015
Fritz Graf, s.v. Dido, dans Der Neue Pauly 4 (2004), col. 389.
Fritz Graf, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine, Paris, 1994 (Les Belles Lettres, Histoire).
Pierre Grimal, Didon tragique, dans René Martin (éd.), 1990, pp. 5-10.
René Martin (éd.), Énée & Didon. Naissance, fonctionnement et survie d’un mythe, Paris, 1990.
Marie-Pierre Noël, Élissa, la Didon grecque, dans la mythologie et dans l’histoire, dans Evelyne Berriot-Salvadore (éd.), 2014, pp. 1-11.
Maurice Rat, Virgile, L’Énéide, traduction, introduction et notes, Paris, 1965 (Garnier Flammarion, Texte intégral).

Sources antiques
Timée de Tauroménion, Histoire de la Sicile et du bassin méditerranéen en 38 volumes aujourd’hui perdus, cité dans un traité anonyme, De mulieribus claris in bello,voir FGrH 566 F 82 et la traduction française de Marie-Pierre Noël, dans Élissa, la Didon grecque, dans la mythologie et dans l’histoire, paru dans Evelyne Berriot-Salvadore (éd.), 2014,p. 8.
Virgile, Énéide, I, IV, VI ; surtout le chant IV.
Ovide, Héroïdes, VII ; Métamorphoses, XIV, 75-81 ; Fastes, III, 603-656.
Silius Italicus, Punica, VII.
Justin, Epit., abrégé des Historiae philippicae et totius mundi origines et terrae situs de Trogue Pompée, 18.
 

 

10 Voir Kimberly Stratton, Naming the Witch. Magic, Ideology, and Stereotype in the Ancient World, New York, 2007.

Page : previous 1 2 3 4