Aujourd’hui, les mots me viennent plus facilement qu’il y a quatre ans, lorsque j’étais sur le point de faire votre rencontre à Londres. Comment devais-je m’adresser à vous ? Dans votre œuvre, vous êtes souvent apparu sous diverses facettes et sous différents pseudonymes. À mieux y réfléchir, cette versatilité n’était pas seulement un jeu mais également une quête personnelle de tous les instants. Pour moi, ce fut donc « Mister Cohen ».
Assez de biographies ont été écrites, et votre œuvre parle d'elle-même. Alors quelles questions vous poser ? Peut-être celle-ci : pourquoi avez-vous continué à écrire et à composer de la musique, soixante-dix ans durant, de la mort de votre père en 1944 à aujourd'hui, et ce malgré la souffrance dont a été empreinte une grande partie de votre parcours artistique ? À Londres, je n'ai pas eu le temps de vous poser cette question, mais depuis, j'ai compris que continuer à travailler sans répit à cette œuvre n'était pas pour vous le choix le plus facile, mais bien le plus honnête.
Lorsque j’ai pu me plonger dans votre correspondance à Toronto, j’ai lu dans une lettre des années soixante qu’il ne vous plaisait guère que des amis et des membres de votre famille vous interrogent sur votre travail : « Ma personne fera toujours obstacle entre eux et mon travail », écriviez-vous en réponse à Esther, votre sœur. Cela a dû vous laisser un goût amer étant donné que votre œuvre consistait en une quête de contact. Combien de chansons n’avez-vous pas écrites dans lesquelles vous souhaitiez vous adresser directement à une personne, de la toute première chanson, « Suzanne takes you down », jusqu’au tout dernier album You want it darker. Cette personne pouvait arborer plusieurs visages : une femme, Dieu, un lecteur ou un auditeur. Ce n’était pas toujours très clair pour moi, mais la force des paroles au rythme de votre musique l’étaient d’autant plus.
C’était comme si le message n’était pas toujours ce qui comptait le plus – « do not decode these cries of mine », je le lis comme une imploration dans l’un de vos derniers poèmes, « they are the road and not the sign ». Tout était continuellement au service d’une rencontre sincère échappant à toute explication rationnelle : les mélodies entraînantes, la force des métaphores religieuses, la voix exprimant aussi bien l’autorité que l’intimité. Finalement, vous n’étiez peut-être pas si différent du jeune Lawrence Breavman, le personnage principal de votre premier roman paru en 1963, qui n’excelle pas en logique mais qui apprend l’art de l’hypnose pour gagner la sympathie des autres.
Et pourtant : peu de personnes savent que le jeune Léonard Cohen était un tyran qui pouvait être aussi audacieux sur scène que dans ses textes dans lesquels il vilipendait tout le monde, y compris lui-même. Le changement est sans doute apparu aux alentours des années 80 à partir du moment où vous avez cessé de voir votre souffrance et celle des autres comme un défaut, pour en faire une chance, une condition sine qua non pour aller à la rencontre des autres à visage découvert. Combien de fois n’avez-vous pas fait référence au « broken hallelujah », « broken man », ou « broken hill » ? Soudain vous vous êtes rendu compte que c’est justement par cette cassure que la lumière peut entrer et que la solidarité humaine devient possible.
Votre œuvre risque naturellement d’être réduite à quelques citations faciles. C’est pourquoi j’ai été très heureux d’entendre sur votre dernier album, non seulement la résignation d’un vieil homme, mais aussi quelques jugements impitoyables : « only one of us was real and it was me » . Qui visiez-vous en fait ? Vous-même peut-être? Votre mentor, Irving Layton, vous a un jour décrit comme un « narcissique qui se déteste » et j’ose ajouter à cela que votre œuvre était précisément l’arène où vous pouviez et deviez combattre vos propres démons. « I struggled with some demons », chantez-vous dans la chanson-titre de You want it darker. J’ai essayé de les nommer dans mon livre et je suis resté pantois devant la force avec laquelle l’artiste affrontait à chaque fois l’homme.
Bon vent, vieux monsieur, tout en haut de cette « tower of song ». Je vais maintenant réécouter ce dernier disque, en me souvenant de vos propres mots: «I’ll be speaking to you sweetly, from a window in the Tower of Song».
Sincerely,
Francis Mus
Novembre 2016
Francis Mus enseigne la traduction du français vers le néerlandais à L'ULg. Il est l'auteur de De demonen van Leonard Cohen [Les démons de Leonard Cohen], éd. Lannoo, 2015.
Cette lettre a été publiée d'abord dans De Morgen. Sa traduction française est l'oeuvre des étudiants de l’Université de Liège. L'auteur remercie en particulier le Pr Kim Andringa, et bien sûr tou(te)s les étudiant(e)s concerné(e)s.
L'ouvrage de Francis Mus vient d'être couronné du prix culturel de la province de la Flandre Orientale, dans la catégorie Littérature - essai et monographie. Le jury précise que : «Ce livre n’est pas une biographie, mais un véritable essai, écrit par un auteur qui s’est personnellement investi dans son texte et qui creuse dans l’œuvre de l’artiste qu’il admire. Le livre n’est pas seulement informatif, mais défie aussi le lecteur à adopter un regard nouveau ou complexe sur l’artiste. Pourtant, le tout reste accessible et captivant.»