La chevalerie française à l’épreuve de l’Italie

Sous leurs ordres, des armées composées généralement de 2 000 lances, soit de 4 à 6 000 combattants. Proches dans leur taille et leur organisation de celles qui avaient combattu les Anglais, elles dépendaient en grande partie du capitaine qui leur était assigné. Celui-ci décidait du ravitaillement, de l’itinéraire, des combats, ou encore de l’exercice de la justice. Son rôle est presque paternel, bien qu’il laisse une certaine autonomie à ses hommes – pour l’achat ou la réparation de leurs armes, voire pour la gestion du butin, par exemple. Sous de multiples aspects, les armées se comportent comme de véritables micro-sociétés. Organisées par les directives du pouvoir royal ou princier, elles le sont tout autant par une série de liens familiaux, de clientèle et d’intérêt mutuel dont les implications n’ont guère laissé de traces directes dans les sources.

Jean de Bethencourt découvre LanzarotePour autant, ils n’en demeurent pas moins prégnants et nombreux sont les hommes d’armes que l’on retrouve, de campagne en campagne, autour de tel capitaine. Ou que l’on découvre, à l’image de Jean de Béthencourt et de Gadifer de la Salle, deux vétérans des campagnes d’Italie, partir à la conquête des Canaries en 1402.

 

Ambroise-Louis Garneray, Découverte de l'île Lanzarote par le navigateur normand Jean de Béthencourt,
huile sur toile, 1848, The Bridgeman Art Library

 

Ce compagnonnage d’armes, cette interdépendance expliquent également comment, à terme, ces armées devaient constituer les bases administratives de la domination française. Unis à leur capitaine par les liens qui ont conditionné leur venue en Italie, les hommes de guerre lui offrent l’assurance d’une fidélité jugée supérieure à celle des Italiens dont la malice et la duplicité faisaient déjà figures de lieux communs dans les écrits du temps. Le modèle royal qui préside à la formation des armées va se retrouver dans la création des deux États royaux de Naples – c’était à tout le moins le projet de Louis Ier, son fils n’ayant guère eu d’autre choix que de s’immerger dans le modèle que lui proposèrent ses vassaux napolitains – et princier de Gênes. Les pouvoirs étatiques sont monopolisés par les princes et leurs nobles hommes d’armes, répétant en cela l’expérience de la France de Charles V.

1402-Gadifer de La Salle, lors de l'expédition
dans les îles Canaries en 1402

 

Une différence doit toutefois être observée dans le domaine de l’exercice de la guerre. En Italie, les Français rencontrent non des troupes de fantassins, d’archers et de chevaliers démontés – c’est-à-dire le modèle anglais – mais bien les compagnies de cavaliers lourds des condottieri. Les chefs de guerre français, tous adoubés, s’adaptent rapidement à la situation de la Péninsule et substituent la remise à l’honneur du combat à cheval à une organisation conditionnée par la tactique anglaise. Toutefois, ce retour en force de la cavalerie ne doit pas masquer le fait qu’on n’assiste qu’à peu de batailles rangées. Ce qui focalise l’attention des capitaines est la prise des places fortes adverses, et avant tout de leurs capitales. Ces dernières sont en effet considérées comme les piliers dont la chute devait immanquablement causer la dislocation du pouvoir que l’on cherchait à abattre. L’artillerie à poudre, certes encore de peu de poids à l’époque de Louis Ier d’Anjou, gagne d’ailleurs en importance au fil des campagnes. Qu’elle soit utilisée pour abattre ou pour défendre des fortifications, elle vient souligner l’importance capitale de ces dernières dans l’établissement du pouvoir français dans la péninsule. Sans un réseau de châteaux digne de ce nom, toute tentative de domination politique était vouée à l’échec.

Castel dell UovoEnfin, contrairement à une idée reçue trop fermement ancrée, les chevaliers français ne se comportèrent pas comme de parfaites brutes tout juste bonnes à charger en masse. S’il leur faut respecter une certaine éthique de classe, il leur est également demandé de se montrer valeureux hommes de guerre, et donc d’emporter le succès. C’est ici certainement l’une des limites des romans et des traités chevaleresques dont les plus lettrés des capitaines garnissent leur bibliothèque. La théorie est en effet magnifiée par le comportement public mais, dès lors que l’on doit vaincre – le succès guerrier « fait » le chevalier autant que le service des dames –, le pragmatisme s’affirme comme véritable dénominateur commun de tous ces hommes d’armes. Qu’importe au final ce que disent les livres quand une opportunité se laisse deviner d’emporter la victoire.

Naples, Castel dell'Uovo
 

La ruse, la manœuvre, le guet-apens et l’espionnage sont aussi régulièrement pratiqués que sont fréquentées les joutes, les cours d’amour, les fêtes courtoises ou les bals. Sur d’autres champs plus mouvants encore, ceux de la politique, les chevaliers ne se montrèrent pas dépourvu. La légende selon laquelle, trop empreints de l’exemple de Roland à Roncevaux, ils n’auraient pu comprendre les pièges de l’Italie pré-machiavellienne ne résiste pas à l’épreuve des faits. Certes il y eut des erreurs et des maladresses, mais celles-ci n’étaient pas véritablement liées à une incompréhension fondamentale de l’adversaire. Le chevalier français de ces guerres d’Italie avant la lettre est au contraire un homme à la fois pragmatique mais qui aspire à de beaux et grands faits d’armes, respectueux de ses adversaires mais déterminé à leur faire rendre gorge. Car, il le sait, l’élégance ne fait pas tout. Un chevalier n’est pas uniquement un homme qui monte à cheval dans une brillante armure. Il est aussi un chef de guerre dont on attend des victoires, non des fantasmes tels que ceux que leur attribuèrent les Romantiques du 19e siècle.

 

Christophe Masson
Juin 2016

 

 

 crayongris2Christophe Masson est chercheur dans l'Unité de recherche Transitions. Il consacre ses travaux à l'histoire du Moyen Âge tardif de l'Europe occidentale.Son ouvrage Des guerres en Italie avant les Guerres d’Italie. Les entreprises militaires françaises dans la Péninsule à l’époque du Grand Schisme d’Occident a été deux fois primé.

 


 

 

coverLe livre Des guerres en Italie avant les Guerres d’Italie. Les entreprises militaires françaises dans la Péninsule à l’époque du Grand Schisme d’Occident (Collection de l’École française de Rome, 2014) est né d’une thèse de doctorat soutenue en 2011 à l’Université de Liège. Il aborde la question des guerres françaises de manière globale, envisageant outre la question de la guerre chevaleresque celles du financement des campagnes militaires, des structures de l’armée, des personnalités qui la composaient, de la guerre maritime ou encore de la place qu'y joua le Grand Schisme d’Occident.

Cet ouvrage a été couronné cette année du second Prix Gobert (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) et du Verbruggen Prize (De re militari. The Society for Medieval Military History).

 

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