Trente-neuf morts et quatre cent cinquante-quatre blessés. Du drame qui eut lieu dans le stade du Heysel lors de la finale de la Coupe des champions en 1985, le roman de Laurent Mauvignier entend tirer plus qu’un coupable et une tragique conséquence. Dans la foule n’assène aucune certitude, moralité, supposition bruyante, mais donne à lire la douleur silencieuse d’un événement condamnant ceux qu’il ébranle à se redéfinir par rapport à la faille qu’il aura ouverte dans leur appréhension habituelle du monde.
Dans ce sixième roman, l’auteur incarne une catastrophe dans des subjectivités afin de faire de l’Histoire, selon sa propre formule, « à hauteur d’homme ». Une multitude de voix se racontent au travers de monologues intérieurs alternés qui mêlent l’intimité des sensations à la fluctuation d’un flot de pensées qui peinent à se rassembler. Comment raconter le chaos d’une panique meurtrière et puis, surtout, ce que l’horreur signifiera après, pour la jeune Tana qui y perd son époux, pour Geoff qui crie malgré lui en chœur avec les supporters anglais ? Une parole hésitante, vacillante, en quête d’elle-même pour mimer au plus juste la complexité, la confusion et l’insaisissable du réel. Le monde vécu est inséparable du langage qui le module ; l’écriture « en spirale », qui ne parvient pas à entrer au cœur de la chose à dire, qui piétine, ressasse, suffoque avec ses personnages n’en est pas moins une prose remarquablement en équilibre, sans faux pas, malgré l’étendue du récit. Mais le roman, d’une manière difficilement descriptible, semble parvenir à en dire plus que ces voix individuelles mises en échec ; par un imperceptible et constant dialogue entre singularité et collectivité, entre individu et foule, entre histoire et Histoire, le texte de Mauvignier dépasse ses apories premières pour offrir le sens d’un indispensable questionnement, d’une incertitude fondamentale. Le récit tire ainsi sa force de la spectacularisation d’une réalité qui s’appréhende depuis des voix, des subjectivités, des sensations qui la racontent et réintroduisent par là le tâtonnement devant déterminer la saisie du monde vécu.
Élise Schürgers
Laurent Mauvignier, Dans la foule, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Double », 2006.
Lectures pour l'été 2016
Storytelling et fictions contemporaines
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