Lars Gustafsson, Strindberg et l'ordinateur

GustafssonLars Gustafsson, romancier et professeur suédois, nous a quittés ce 3 avril 2016. On peut en être triste ; mais on peut aussi saisir l'occasion de ne pas l'être, en relisant notamment son court roman Strindberg et l'ordinateur, paru en version originale en 1977, traduit vers le français en 1984, et en souriant à chaque page de l'humour pince-sans-rire et raffiné de ce court roman.

Il raconte une tranche de la vie d'un professeur suédois de littérature scandinave invité pour quelques années à l'Université d'Austin, au Texas – soit un double de l'auteur, qui porte d'ailleurs le même nom. Là-bas, Lars profite du soleil aussi ravageur que son coup droit, car il se prend d'une passion subite et exclusive pour le tennis, et affronte chaque jour des inconnus sur des terrains municipaux. Cette activité lui inspire d'ailleurs des réflexions métaphysiques intéressantes :

Je ne vois en fait que deux choses devant lesquelles un tel visiteur [venu de l'espace] pourrait éventuellement tomber en admiration. La première est le Don Juan de Mozart. L'autre est un service au tennis. [...]
Un service au tennis est une fenêtre sur l'inconnu (p.19)

L'organisation de la vie de Lars est parfaite, entre joutes à la raquette, leçons sur « Friedrich Nietzsche et le XIXe siècle scandinave » et discussions avec son « élève favorite », Doobie, qu'il fantasme en Lou Salomé, la compagne platonique de Nietzsche. Ce bel ordonnancement vacille cependant lorsque Bill, doctorant dans la faculté de Lars, le défie avec un obscur bouquin d'un auteur polonais au nom imprononçable, traitant du célèbre Inferno d'August Strindberg : la crise vécue par l'auteur et narrée dans ce roman ne serait pas le résultat d'un grave délire de persécution, ou une encore d'une stylisation symboliste, mais bien les signes tangibles d'une machination ourdie par des anarchistes voulant subtiliser à Strindberg ses notes sur la fabrication de l'or, et droguant l'écrivain à cet effet !

C'est non seulement toute la recherche strindbergienne, mais aussi et surtout l'honneur de Lars qui sont en jeu. Pour vérifier les dires du chimiste polonais, le professeur peut compter sur un autiste génie de l'informatique, et un accès privilégié aux superordinateurs de défense nucléaire des États-Unis. Bref, la situation est explosive, d'autant que sur le campus, une poignée d'oligarques amateurs de Verdi préparent un putsch contre le recteur, qui préfère Wagner...

Les intrigues s'entremêlent, passent du premier au second au plan, laissant au lecteur l'agréable stupéfaction du scientifique patient qui découvre au fur et à mesure quelques règles éparses de son art, tout comme Lars lui-même s'émerveille chaque jour de l'inaccessibilité de l'esprit américain pour le visiteur européen :

« Übermensch » ne peut raisonnablement se traduire en anglais que par « Superman » et Superman n'est rien d'autre que ces héros dont nous avons tous lu les aventures quand nous étions gosses, une espèce de policier fascistoïde qui change de fringues dans les cabines téléphoniques et participe à toutes les alertes générales. Un milicien de réserve, en d'autres mots. [...]
Il faut être prudent lorsqu'on parle de Nietzsche aux étudiants américains. Sinon ils en viennent vite à croire que Friedrich Nietzsche était un Allemand à grosses moustaches qui a inventé les miliciens de réserve.(p.16) 

Sans révéler la conclusion, nous dirons juste qu'elle est un sommet d'absurdité qui clôt sans l'expliquer cette rêverie quasi-ethnologique d'un dandy nietzschéen adepte du tennis au pays du base-ball et du frisbee. Le plaisir de ne pas comprendre n'en sera que plus grand.

Bruno Dupont

 

Lars Gustaffson, Strindberg et l'ordinateur. Trad. Marc de Gouvenain,  Presses de la Renaissance, 1984.
 

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