La Fédération Wallonie-Bruxelles, représentée par Mme Alda Greoli, Ministre de la Culture, et M. André-Marie Poncelet, Administrateur général de la Culture, a remis ce 23 mai à Rose-Marie François le prix de la prose en langue régionale endogène, pour son œuvre Lès Chènes (petites proses-souvenirs en picard sur les années 40-45, éditions micRomania 2013).
Extrait
Mai Quarante. En arrivant à Ostricourt, mon grand-père se présente à la mairie avec sa smala, dont ma mère, infirmière. On nous remet les clés de deux maisons : celle du médecin, et celle, de l’autre côté de la place, du pharmacien. Tous deux ont déjà fui plus au sud. Le dispensaire sera installé au rez-de-chaussée. Avec les bombardements, les blessés ne manquent pas. Quand « l'infirmière-major » (voyez son brassard de la croix rouge) monte se reposer près de la famille, c'est mon grand-père qui est de garde. Je n’ai que six mois. Après avoir perdu mon père, je ne vois pas souvent ma mère. Entre-temps, l'ennemi progresse. Les premiers éclaireurs allemands surgissent, la tête hérissée de branchages. On sent qu’on va mourir. On se rappelle « l’autre » guerre : les Prussiens, les Allemands, c’est du pareil au même, on les connaît. Mais on ne les comprend pas. Personne pour servir d'interprète. Sauf mes cousins et moi, encore au stade universel du cri. Sauf les hommes mutilés, gémissants, à qui la mort passe déjà son uniforme.
Parmi les envahisseurs, un officier se présente à l'infirmière-major : il est médecin. Come tous les Allemands cultivés de son temps, il parle français. Je rêve souvent cette entrevue, que j'essaie de reconstituer en interrogeant Maman. Mais elle se rappelle surtout sa peur des premiers instants, qu'atténue à peine l'énergique courtoisie prussienne : talons qui claquent, tronc respectueusement incliné. Curieux mélange de caserne et de salon.
Le massacre semble remis à plus tard.
Pour permettre à Maman (belge) de sauver un homme (français) qui a un éclat d’obus dans la tête, l'officier (allemand) procède à une anesthésie délicate. Puis il repart sans autre commentaire. Figurante, sans doute, j'aime savoir que j'ai joué dans cette scène, dont l'ironie, hélas, ne déplaça qu'un grain de poussière dans le crématoire de la guerre.
Mé 1940. In.n-arivant a Ostricourt, èm′ grand pé s’ prèsinte al mérie avè tout l’ famîye. Èm′ mamêre ès′t-énfirmiêre , çou qui nos fét awo deûs clés : ène pou l’ méson du docteûr, ayu ç’ què nos povons d’morèr : il a d’ja d’sèrté pus lon avè s’n-oto ; l’ôte clé va su l’ méson d’ l’apotikêre (d’ja dsèrté ètou), pou m’ mamêre dalèr qué dès r’médes èyèt d’s-implâtes. Èle instal’ra én dispinsère in bas. Avè lès bombardèmints, lès cwachés n’ mank’tè nié. « L’énfirmiêre -major » (vèyèz l’ brassârd avè l’ roûje cwos), quand èle monte s’èrpoûser, c’èst m’ grand-pé qu’èst d’ faccion. J’ n’é foqu’ sîs mwas. J’avo d’ja pièrdu m’ papa. Tout mèt’nant, èm′ moman, j’ né l’ vwa nié ’ne masse.
Vins l’intèrtamps, l’in.n’mi avanche. Lès prumièrs-èclèreûs al’mins arîv′tè sans crièr gâre, il ont dès vèrguèlètes in fwèyes su yeu tiète. On sint qu’on va mori. On s’ rapèle dè l’ôte guêre – lès Pruchiègn, lès-Al’mins, c’èst du parèy ô min.me, on lsè counwat. Mès on n’ sè comprint nié. Noûlû qui seuche tradwîre. Mès cousses èyèt mi, nos d’visons brèyûre. Lès cwachés, eûs′, d’vis′tè indûre.
Après, v’la én-oficièr qui s’ prèsinte a m’ mamêre, ène bèle jon.ne fème, n’a nié pou dîre. Savèz, adon, çou qui s’a passé ? L’oficièr a ravisé m’ mamêre, a vèyu l’ roûje cwos su s’ bras, i li a fét l’ salut militêre, a clapé sès talons in s’ clinant come on fét in.n-Al’magne pou mète ène béche su lès dwas d’ène bèle madame vins l’ salon d’én catiô… Mès m’ mamé avot sès deû mègn a dalâje, biè rèyûse èdlé l’ l’payasse d’én-ome qu’avot én-èclat d’obus vins s’ tiète… L’oficièr ètot mèd’cègn. Cha fét què, pou qu’ l’énfirmiêre (bèrje) seuche sôvèr l’ cwaché (francés), l’oficiér (al’min) a fét ’ne picûre pou insclumi l’ maleûreû qu’ la mort aguignot d’ja. Après, l’oficièr èst dalè sans d’mandèr s’ rèsse.
Èl massake s’rot r’mis a pus târd…
Les remerciements de l'auteure
Madame la Ministre,
Mesdames et Messieurs en vos titres et qualités,
chèr-e-s Ami-e-s,
Merci de mettre à l’honneur la langue picarde, qui m’est chère depuis l’enfance, comme le français. Comme le français de nos jours encore, le picard fut naguère une grande langue de culture, de littérature. Et c’est pour des raisons purement politiques qu’il est devenu un dialecte.
Puisse-t-on ne jamais devoir en dire autant du français, langue de la plupart de mes livres, langue qui NOUS est chère et qui pourrait un jour, si nous n’y prenons garde, subir le sort du picard. Certes, comparaison n’est pas raison. On nous dit : autrefois, le latin servait de koïnè, maintenant, c’est l’anglais. Mais... que je sache, le latin n’était la langue intime de personne. Tandis que l’anglais lui,... vous me suivez ?
La fenêtre par laquelle nous regardons le monde, la porte que nous ouvrons au monde, c’est l’Europe. Alors, soyons Européens : soyons polyglottes ! Soyons, dès l’enfance, en immersion européenne ! Parlons-nous, avant tout, français, allemand, néerlandais, italien, suédois, letton ! Èyèt, pouqué nié : èdvisons picârd, è don !
Rose-Marie François
Rose-Marie François, Lès Chènes, micRomania éditions, 2013
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