Remy de Gourmont (1858-1915) fut un curieux esprit doublé d’un esprit curieux. L’homme vécut dans un célibat qui confinait à l’érémitisme, dans son petit meublé tapissé de bibliothèques de la rue des Saints-Pères. Frappé par un lupus facial qui finira par le défigurer, on comprendra aisément qu’il préférait vivre en retrait et apparaître dans le Mercure de France plutôt que dans les salons. Son œuvre témoigne quant à elle d’une érudition protéiforme et d’une vertigineuse culture livresque. Rares sont en effet les contemporains qui à l’évocation du nom de Gourmont seraient capables d’énoncer ne fût-ce que l’un de ses titres. Seul, peut-être, son article pamphlétaire Le Joujou Patriotisme passa-t-il la rampe de la postérité, en ce qu’il constituait une des plus féroces professions de foi antinationaliste qui ait été osée. Pas loin de quatre cents pages étaient donc bien nécessaire à rassembler les facettes de l’énigmatique auteur de Physique de l’amour, défini avec justesse dans l’avant-propos comme un « épicurien tranquille, philosophe dansant, prince des sceptiques, […], Sainte-Beuve du Symbolisme, sensuel cérébral ».
Quelques balises de lecture, si besoin est… Se délecter, dans les inédits, de la perle d’ironie Le Mot qu’il ne fallait pas dire, sombre histoire d’une servante quotidiennement soupçonnée de tentative d’empoisonnement par la « Madame » qui l’emploie. Au rayon des études, s’emparer sans hésitation de celle, substantielle, de Karl D. Uitti, où Gourmont est, de façon aussi inattendue que convaincante, réhabilité en tant que « créateur de valeurs vrai et authentique. » Puis passer aux instruments d’analyse plus pointus : la mise en relation de Gourmont avec Jules de Gaulthier, l’inventeur du concept de « bovarysme philosophique » ; les éclaircissements définitifs et nourris (35 pages !) dus à Francesco Viriat sur l’affaire du Joujou patriotisme, brûlot qui coûta à Gourmont son emploi à la Bibliothèque nationale ; les magnifiques contributions de Paul Gorceix sur celui qui fut « un pionnier de l’histoire littéraire belge » ou de Patrizio Tucci sur le Gourmont médiéviste ; les réflexions intrigantes d’Anne Boyer sur « Gourmont et la question de la fécondité littéraire » ou d’Ivanna Rosi sur les couleurs de ce modèle du « roman célibataire » que fut Sixtine, publié en 1890. La partie « Dissociation d’idées », gourmontienne en diable ne fût-ce que par son titre, ouvre de riches perspectives comparatistes, en mettant en regard les œuvres de Gourmont et celles de ses contemporains (Louÿs, Schwob) ou en situant l’écrivain dans les champs de légitimité de son époque (sa présence dans les « petites revues », ses stratégies de rupture avec le milieu littéraire).
La place est enfin laissée aux témoins, tel son ami Louis Dumur, à qui il revient en toute logique de conclure ici, car il a su exprimer en quelques phrases la nécessaire urgence à fréquenter Gourmont : « Nul mieux que lui ni plus complètement n’a rendu notre vie. Nul mieux que lui ni plus complètement ne saura faire valoir notre effort. Il sera notre mandataire devant l’avenir. »
Frédéric Saenen
Thierry Gillyboeuf et Bernard Bois (dir), Remy de Gourmont, Cahier de L’Herne n°78, 2003, 380 pLectures pour l'été 2016
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