Le principe de la collection « Dictionnaire amoureux » chez Plon est bien connu : il est demandé à un spécialiste, un passionné, un connaisseur patenté de constituer, à propos de son sujet de prédilection, un abécédaire où la sensibilité le disputerait à l’érudition et où, au souci de l’exhaustivité scientifique, se verrait préférée la cartographie personnelle. À éplucher ce nouveau pavé consacré à la Belgique, opportunément revêtu d’une couverture au teint chair de bintje, le lecteur ira avant tout à la rencontre d’un Belge. Et de quel spécimen ! Jean-Baptiste Baronian a tout lu, tout écouté, tout goûté, tout arpenté, tout supporté (jusqu’au RSC Anderlecht…) de ce puzzle trois pièces à dimension de timbre-poste, mais foisonnant d’histoires singulières comme plurielles. Dès lors, cette somme rencontrera un double public : les francophones d’ici, étonnés d’en découvrir encore autant à propos de leur propre pays, et les francophones de Paris et dépendances, tétanisés d’apprendre l’existence limitrophe d’une culture à ce point riche.
Aucune des entrées traitées par Baronian ne débouche sur du « lieu commun ». Chaque porte – que l’on imaginerait bien dessinée par Magritte, à la fois close et béante sur un mystère – donne sur une chambre aux échos où le lecteur avance en confiance jusqu’en son centre pour s’y poster et en éprouver l’atmosphère et l’émotion diffuse. Les références livresques se mêlent aux souvenirs intimes, les fragrances et les saveurs éveillent des mélodies et ravivent des images mentales ; et la Belgique, pays que Napoléon voulait un « pistolet pointé vers le cœur » de la perfide Albion, se met à tournoyer comme si elle se trouvait sur l’index du psychopathe de C’est arrivé près de chez vous.
Quoi, ce modèle de consensualisme politique peut perdre le Nord ? Éprouver (ou faire éprouver) le vertige ? Délirer, même ? Oui, mais à sa façon. Les canulars des « Agathopèdes », les subversions carabinées du Gloupier, les exploits moins marolliens qu’universels de Quick et Flupke, les refus de poses photographiques signifiés par Stromae à ses jeunes fans, les démesures architecturales de Joseph Poelaert, la hargne de James Ensor quand il troquait le pinceau pour la plume, le culot des contrefacteurs éditoriaux, les scuds aphoristiques envoyés par Louis Scut(enaire)… Combien d’autres audaces et impertinences épinglées par Baronian nous rappellent que, si l’âme belge demeure un concept fantasmatique, il y a par contre une indéniable trempe belge. Doublement immergée, à 160 puis 180 degrés, dans la graisse bouillante de ses appétits abyssaux ; affublée d’une langue bifide – pour lécher d’un même mouvement les pages du Bon usage et celles du « Dictionnaire en rut » ; tiraillée entre platitudes instinctives et envolées colombophiles ; alliant douceur et amertume comme en sa recette de chicons braisés, la Belgique demeure hélas ce miroir qu’ont terni trop de reflets stéréotypiques.
Baronian, lui, repasse une salutaire couche de tain sur le carreau dépoli ou déformé par des vitriers nommés Baudelaire ou Coluche, et nous voici réfléchis à l’exacte mesure de notre folie douce, de nos ambivalences, de notre génie aussi (au sens herderien du terme, s’entend). Il fallait un ouvrage de cette ampleur pour faire admettre « gourmand », « esthète », « généreux » et « poétique » comme synonymes exacts de l’adjectif « amoureux ». Décidément, la Belgique s’est trouvé un prétendant qu’il va être ardu de surpasser dans l’art de prodiguer les caresses et de trouver les mots pour le dire…
Frédéric Saenen
Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire amoureux de la Belgique, Plon, 2015, 780 p.
Lectures pour l'été 2016
Essais, Documents, Non-fiction
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