Les Impressions nouvelles ressortent régulièrement Paul Otlet (1868-1944) du cabinet de travail encombré de fiches, de livres et de journaux en tous genres, où l’on souhaite qu’il ait été, après sa mort, assigné pour l’éternité. Ce « bibliophilanthrope » belge n’aura pas seulement servi de modèle à la massive figure de l’Archiviste dans les Cités obscures de Schuiten et Peeters. Il a aussi inspiré à Françoise Levie une riche biographie (2006), puis suscité deux recueils collectifs d’études approfondies (2008 et 2010). Et voici que reparaît en un somptueux volume fac-similé le mythique Traité de documentation couronné de son titre métadiscursif Le Livre sur le livre, initialement paru en 1934.
Le mystère Otlet réside principalement dans le fait qu’un tel personnage semble davantage relever de la fiction – et de l’utopie – que du réel ; en cela, il vécut bien en parallèle les deux vies que lui prête Peeters dans sa préface. On croirait ce bourgeois binoclard à barbiche surgi de la fameuse parabole de Borges, Le Congrès, où est exposée l’idée démesurée – et déceptive – d’un autodidacte désireux de « créer une organisation rassemblant la planète entière ». Otlet a lui aussi, dès sa plus tendre enfance, nourri l’inextinguible volonté de rassembler : les livres avant tout, puis chaque trace, sous n’importe quelle forme, de Savoir, dans le but supérieur d’aboutir à la Fraternité, à la Concorde universelle.
Qu’Otlet ait été un visionnaire, c’est ce dont atteste pleinement la présente réédition. Alex Wright établit en effet que notre compatriote avait anticipé de dix ans sur les pionniers anglo-américains à qui l’on impute généralement la création du concept de World Wide Web. Peeters le souligne à son tour : « Otlet n’offre pas seulement aux documentalistes et aux bibliothécaires le plus complet des traités de méthodologie jamais écrit, il évoque aussi, dans les dernières sections de l’ouvrage, les « substituts du livre » que sont en train d’offrir les technologies émergentes. » Et de montrer, extrait à l’appui, comment Otlet préconisait l’interconnexion entre lecteur et information via la conjonction du papier, de la télévision, du cinéma, du phono et du téléphone. N’est-on pas là au cœur même de la démarche dite « multimédia » ?
Alors, Paul Otlet, doux rêveur, précurseur de génie, savant maniaco-compulsif ou idéaliste tragiquement incompris ? Le tout à la fois, sans doute. Et bien malin qui parviendra à définitivement le classer !
Frédéric Saenen
Paul Otlet, Le Livre sur le livre. Traité de documentation, fac-similé de l’édition originale de 1934, Les impressions nouvelles.
Lectures pour l'été 2016
Essais, Documents, Non-fiction
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